Le mécanisme est connu. Le spéculateur emprunte les actions d’une entreprise à un tiers pour une durée déterminée. Puis il vend ces actions : on parle alors de vente « à découvert » ou de « short-selling » car le vendeur n’est pas propriétaire des titres qu’il vend et devra les restituer à leur propriétaire à une date convenue. Le spéculateur publie alors des informations très défavorables sur l’entreprise pour faire chuter son cours de bourse. Il peut alors racheter les actions à un cours très inférieur, puis les restituer au prêteur comme prévu, en empochant au passage une belle plus-value.
Certains fonds activistes se sont ainsi fait une spécialité de cette stratégie de spéculation à la baisse utilisant les ventes « à découvert ». Chassant souvent en meute, ces cavaliers de la finance peuvent ainsi manipuler des volumes d’actions impressionnants, allant jusqu’à déstabiliser les entreprises visées.
Une étude réalisée en 2017 par McKinsey pour l’Institut français des administrateurs (IFA) montre que les actifs sous gestion des fonds activistes dans le monde ont été multipliés par trois entre 2012 et 2016, atteignant plus de 150 milliards de dollars. Même si les Etats-Unis restent le terrain de jeu favori de ces fonds, pour la plupart d’origine américaine, ceux-ci ont indiqué depuis plusieurs mois leur intérêt croissant pour les nombreuses sociétés en Europe dont la valeur serait, selon eux, surestimée.
Les sociétés françaises cotées, en particulier, sont de plus en plus visées par les attaques de fonds activistes. Safran, Vivendi, Danone, SFR, Scor, Nestlé… Au cours des derniers mois, les cas se sont multipliés. Selon Matthieu Bucaille, directeur général de la Compagnie financière Lazard Frères, cité par Challenges, le nombre de campagnes activistes visant des sociétés françaises sur les neuf premiers mois de 2018 dépasserait celui enregistré pour l’ensemble de l’année 2017.
Casino, cible de multiples attaques
L’une des cibles favorites de ces fonds vautours est le groupe de distribution français Casino, dont la dette importante constitue un point faible sur lequel les hedge funds n’hésitent pas à s’acharner. Déjà en décembre 2015, Muddy Waters, un fonds activiste américain spécialiste de la vente à découvert, qui fournit également des idées de paris à la baisse à d’autres fonds spéculatifs, avait attaqué Casino sur son endettement et la complexité de sa structure. Tout en se positionnant à la vente, Carson Block, le patron de ce fonds, avait publié une charge violente contre le distributeur français, n’hésitant pas lui attribuer une valorisation six fois inférieure à sa valeur boursière de l’époque. Le cours de l’action s’était alors effondré. Deux ans et demi plus tard, l’enquête ouverte à l’époque par l’Autorité des marchés financiers est « toujours en cours ».
Puisque le « laisser-faire » semble prévaloir face à ces pratiques, Muddy Waters n’a pas hésité à relancer les hostilités à la fin de l’été 2018. Le 31 août, l’action a ainsi perdu jusqu’à 17 % en séance suite à un tweet publié par ce fonds, évoquant l’absence de dépôt des comptes 2017 d’une filiale du distributeur. Mais cette fois-ci, Muddy Waters semble avoir entraîné dans son sillage de nombreux autres fonds spéculatifs, en présentant Casino comme un bon candidat à une stratégie de vente à découvert. Début septembre, près de quinze fonds spéculatifs auraient ainsi parié sur la chute du cours de Bourse, avec des positions de vente à découvert représentant au total près de 30 % du capital flottant du distributeur, selon le quotidien économique Les Echos.
Au 29 septembre, selon Paris Match, près de 15 % des titres de Casino étaient concernés par des ventes à découvert de la part de 18 fonds, plusieurs d’entre eux prenant pour la première fois de telles positions en Europe et certains n’ayant qu’une seule cible, en l’occurrence Casino. « Un étrange procédé » selon la direction du groupe, qui conduit ces fonds spéculatifs à acquérir des titres quelques jours avant la publication d’une analyse négative.
Le groupe Casino a d’ailleurs annoncé le 25 octobre dernier avoir déposé une plainte contre X pour « manipulation de cours, diffusion d’informations fausses ou trompeuses et délit d’initiés ». « Rallye et Casino subissent, depuis plusieurs mois, de violentes attaques et des campagnes de désinformation orchestrées notamment par des fonds spéculatifs dans le but de faire chuter artificiellement la valeur de leurs titres et de déstabiliser les entreprises, leurs salariés et actionnaires », indique le communiqué.
Une vague d’indignations
« La déstabilisation de Casino pose un énorme problème dans un secteur qui est quand même très attaqué par ailleurs avec le changement de business model », a déclaré à ce sujet le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, lors d’un déjeuner organisé par l’organisation patronale Ethic, selon Les Échos. « Le mécanisme consiste à vendre le titre à découvert, à faire courir des rumeurs vraies ou fausses pour déstabiliser le titre. Je pense que l’Autorité des marchés financiers devrait s’en emparer », a-t-il ajouté.
La Fédération des investisseurs individuels et des clubs d’investissement (F2iC) dénonce également le préjudice que cause aux actionnaires la multiplication d’opérations de ce type. « Ces fonds spéculent à la baisse en utilisant le dispositif de vente à découvert, souvent sur le fondement d’informations partiales dont l’origine, le contenu et le mode de diffusion peuvent être parfois sujets à caution, explique-t-elle. Sans préjuger des mérites intrinsèques des sociétés visées, il est clair que ces manœuvres contribuent à une décorrélation excessive entre le cours de Bourse et la réalité économique de l’entreprise, aboutissant à un appauvrissement pour l’ensemble des investisseurs et singulièrement pour les investisseurs individuels qui sont privés de leviers d’action face à ces acteurs puissants ».
Dans une période où les pouvoirs publics encouragent les particuliers à orienter leur épargne vers l’investissement productif, il conviendrait plutôt de les rassurer et, le cas échéant, de les protéger, estime la F2iC, qui attend de l’Autorité des marchés financiers (AMF) qu’elle accentue encore son rôle de contrôle et de régulation. Un rôle qui s’avère d’autant plus important que la diffusion numérique d’informations non sourcées ou non vérifiées sur les réseaux sociaux devient chaque jour plus préoccupante.