Les Accords de Schengen: décryptage avec Chahira Boutayeb, juriste, Maître de conférences à Sorbonne

Publié le Modifié le 22/02/2017 Vu 4 976 fois 0
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Entretien avec la juriste Chahira Boutayeb sur les Accords de Schengen

Entretien avec la juriste Chahira Boutayeb sur les Accords de Schengen

Les Accords de Schengen: décryptage avec Chahira Boutayeb, juriste, Maître de conférences à Sorbonne

AEE - A quoi correspondent les Accords  de Schengen ? De quoi s’agit-il ?

Dr Chahira Boutayeb  - Les accords de Schengen visent en réalité plusieurs textes, comme leur nom l'indique.

Les accords de Schengen constituent les premiers outils au niveau européen pour tenter de rapprocher les positions des Etats quant à la libre circulation et le séjour des ressortissants des États tiers.

La juriste Chahira Boutayeb ci-contre 

L’accord est une convention signée à l’origine par 5 cinq Etats,  les États du Benelux, l’Allemagne et la France.

L’accord a été signé le 14 juin 1985 à  à Schengen, au Luxembourg. Il a été complété par une convention d’application signée le 19 juin 1990, d'où le terme " accords de Schengen".

Les accords de Schengen ont été  régulièrement perfectionnés, notamment au travers de la pratique qui a permis d’en combler les lacunes mais surtout, par la suite, par les traités de Maastricht et d’Amsterdam.

Il existe un code Schengen ?

Oui, le « Code frontières Schengen » qui définit un régime commun de franchissement des frontières par les personnes.

Il est entré en vigueur en octobre 2006.

Le Code Schengen définit les vérifications exercées aux frontières extérieures,.

Il contient deux grandes séries de dispositions, les unes sont minimales puisqu'elles visent  les citoyens de l'UE tandis que les autres ont un contenu plus appuyé qui concerne les ressortissants des pays tiers et régit les aspects relatifs à  la vérification des conditions d'entrée, aux titres de séjour et à l'exercice de l' activité professionnelle de ces ressortissants.

Pourquoi avoir signé ces accords ? Quel était le contexte ?

Nous étions, en 1985, dans une dynamique de forte libéralisation du mouvement des personnes, dans la perspective de l’achèvement du marché intérieur.

Il est apparu, à raison, pour certains Etats membres, qu’étendre aux ressortissants de pays tiers le bénéfice de la libre circulation des personnes sur leur territoire constituerait  un réel levier pour les libertés de mouvement en général.

Et, ceci se vérifiera pleinement.

Quel est l'esprit des Accords de Schengen ?

Les accords de Schengen reposent sur l’idée que les contrôles à l’intérieur de l’espace Schengen, c'est-à-dire de l’espace protégé par les États signataires, doivent être abolis.

C’est un principe de liberté qui régit ces accords et en gouverne fortement l’application.

Aucun des ressortissants qui relèvent des États tiers ne peut se voir opposer un contrôle à l’intérieur de cette zone, de cet espace Schengen dès l'instant naturellement qu'il a accédé au territoire Schengen avec un titre de séjour régulier.

Les ressortissants extracommunautaires  bénéficient ainsi d’une totale liberté de circulation durant une durée de trois mois au maximum au sein de cet espace.

En ce sens, l’espace Schengen est et doit rester un espace de liberté pour ceux qui y accèdent.

Comment s'opèrent alors les contrôles aux frontières ?

Le contrôle est en fait géographiquement repoussé.

Il s’agit d’un contrôle désormais exercé par les États aux frontières externes de l’Union, d’où la nécessité  d’une confiance mutuelle entre les autorités nationales notamment le cadre d’une coopération policière.

Outre la suppression des contrôles aux frontières intérieures, l'entrée, le séjour et le droit d'asile reposent sur des règles communes.

Les  autorités nationales disposent d’un droit d’observation sans autorisation préalable et de poursuites en cas de flagrant délit ou de fuite sur le territoire d’un autre État membre, de nouveau sans autorisation préalable.

Les autorités de police d’un Etat  sont aussi en droit de procéder à la surveillance et la filature d'un individu sur le territoire d'un autre Etat.

La coopération  judiciaire est très développée, surtout avec le levier de l’extradition accélérée.

S’ajoute la mise en place d’un échange d’informations permanent, « système d’information Schengen » (système d’information systématisé, SIS et SIS II), qui permet d’assurer une constante information et surtout une mise à jour auprès des autorités nationales

Concrètement qu'est-ce que cela signifie pour les étrangers ?

Grace à ce dispositif, tout ressortissant étranger, c'est à dire extracommunautaire, qui est admis régulièrement dans un des Etats de l’Union,  dispose du droit du droit de circuler sur l’ensemble du territoire  de l’espace Schengen, ce qui signifie le droit de quitter le territoire d’accueil et d’accéder au territoire d’un autre Etat membre.

C’est le droit de circuler librement. Il est seulement tenu de procéder à une déclaration  auprès des autorités compétentes de cet État.

Ce qui veut dire que les ressortissants tunisiens, dans la mesure  où ils ont bénéficié d’un titre de séjour en Italie, ce qui est le cas, ont le droit d’entrer en France.

Il s’agit d’uns stricte application du droit.

Et au niveau des formalités ?

Le ressortissant étranger doit être munis d’un visa ou d’un titre de séjour délivré régulièrement, être en possession d’un passeport en cours de validité, et justifier de ressources suffisantes.

Quels sont les Etats qui sont membres de  l'Espace Schengen ?

Actuellement, il y a vingt-deux des vingt-sept pays membres de l'UE

Le Royaume-Uni et l'Irlande ne sont pas membres de  la convention Schengen, mais en appliquent une partie. C’est une  clause d'opting-in.

Ces deux Etats sont encore pleinement souverains pour contrôler le mouvement des personnes aux frontières et de ne pas intégrer dès leur adoption les mesures concernant les visas, l'asile et l'immigration

Les autres Etats qui n'y participent pas sont Chypre, la Bulgarie et  la Roumanie.

Trois Etats sont associés, c'est à dire qu'ils bénéficient de tous les droits qui résultent des accords, mais ne peuvent pas participer à la prise de décision. Il s'agit de l'Islande, la Norvège et la Suisse.

Un Etat peut-il s’opposer à l’application des Accords de Schengen ?

Oui,  tant que cela reste temporaire et fondé sur le caractère extraordinaire de la situation.

Un Etat peut invoquer une réserve d'ordre public mais avec une extrême parcimonie.

Plus précisément, il s’agit de  l'article 25 du code frontières Schengen, disposition qui permet aux Etats de restaurer des contrôles aux frontières s’ils invoquent  des  troubles et  une menace à l'ordre public.

L’article 25 prévoit une procédure dans les cas nécessitant une action urgente. Dans ce cas, l'État membre concerné peut, exceptionnellement et immédiatement, réintroduire le contrôle aux frontières intérieures.

Néanmoins, l'article 25 §2 impose à  l'État membre qui réintroduit le contrôle à ses frontières intérieures, d’en aviser immédiatement les autres États membres et la Commission et de leur indiquer de manière motivée les raisons qui justifient le recours à cette procédure.

Donc, juridiquement c’est possible, mais sur le plan des principes, c’est une réelle régression.

Pourquoi la Commission européenne, par la voix de la Commissaire en charge de l'immigration, a condamné les contrôles effectués par la France à la frontière avec l’Italie ?

La Commission a condamné les contrôles effectués par la France dans la zone frontalière avec l'Italie, des contrôles effectués dans le seul but d'intercepter les migrants tunisiens.


La France et l'Italie sont  membres de l'espace Schengen et par conséquent,  ces deux Etats ne disposent plus du droit de rétablir de tels contrôles sauf des contrôles aléatoires et volants, c'est à dire non systématiques.

La Commissaire européenne a clairement rappelé , et à juste titre, que  l'espace Schengen est un espace européen sans frontières intérieures.

Le problème vise surtout les contrôles effectués par la police française dans le département des Alpes-Maritimes. Tous les jours, une quarantaine de  tunisiens  sont interceptés et renvoyés à Vintimille, en Italie. C'est une pure violation des accords de Schengen.

Pour sa défense, la France invoque devant la Commission que ces contrôles sont épisodiques et volants. La Commission maintient sa position et considère  et à raison, qu'ils sont systématiques, et donc contraires aux accords de Schengen.

Rappelons que l'article 21 du code des frontières Schengen interdit les contrôles de police assimilables à des contrôles menés par des garde-frontières.

La France a pourtant invoqué l’article 25 du code Schengen  ?

La France est en droit d'invoquer l'article 25 mais faut -il encore que cela soit fondée.

Or il est  permis de s'interroger sur le fait  que 300 personnes qui manifestent en soutien aux ressortissants tunisiens qui,  compte tenu da la transition démocratique difficile et de l'instabilité politique de leur pays,  s'exilent, constitue une atteinte  à l'ordre public ?

Personnellement, j'en doute.

La France s'est livrée à une appréciation excessive de l'atteinte à l'ordre public et dès lors de l'article 25.

L'article 23 le précise également. Il est permis de rétablir temporairement des contrôles aux frontières, mais la situation justifiant cette mesure doit pouvoir être qualifiée d'exceptionnelle et la Commission doit être saisie.

Vous dites que c'est une régression. Pourquoi une régression ?

Parce qu’il faut bien comprendre que le principe de liberté de mouvement est au cœur  du système  économique  et humain développé par le droit de l’Union.

Suspendre l’application de tels accords serait une remise en cause sérieuse de la libre circulation des personnes qui est ce que l’on appelle un pilier, c'est-à-dire une liberté fondamentale qui a rang de principe selon la jurisprudence, et un droit qui ne souffre de dérogations dans des conditions  très restrictives soumises à un contrôle contentieux  poussé et teinté d’une grande sévérité à l’encontre des Etats qui méconnaissent les droits qui résultent.

C’est donc une liberté importante ?

Elle est davantage. Elle est fondamentale dans le système voulu par les textes normatifs.

Elle a acquis dès les premiers textes une fondamentalité,  garantie par la jurisprudence.

La libre circulation des personnes repose sur un nombre de textes normatifs importants, édictés précocement, durant les décennies 1960, 1970 et surtout 1990, toujours afin de d’étendre le champ d’application de cette liberté et d’en élargir le cercle des bénéficiaires.

Il s’agit d’une liberté,  qui, au regard du droit positif, s’inscrit dans un mouvement ascendant ; elle bénéficie d’une dynamique normative importante comme le démontre l’adoption de la directive 2004/38 relative au droit des citoyens de l'Union,   dont certaines dispositions concernent au demeurant les ressortissants des Etats tiers.

Elle  bénéfice en outre d'une jurisprudence  extrêmement protectrice.

Au regard du droit, le rétablissement des frontières doit reposer sur ces critères très précis et qui doivent être clairement encadrée, comme l’a précisé la Commission dans la réponse qu’elle a formulée à l'adresse de la France et l’Italie.

De manière générale,  il est de jurisprudence constante que les atteintes ou restrictions portées à la liberté de mouvement, notamment celle des personnes au sein de l’Union,  doivent faire l’objet d’une stricte interprétation et répondre à un principe de nécessité et de proportionnalité.

En 2006, la Cour de justice a précisé les liens entre la convention d'application de l'accord Schengen et la libre circulation des personnes.

La France et l'Italie demandent la révision des Accords de Schengen et un certain rétablissement des contrôles aux frontières. Le Danemark aussi.  Est-ce possible juridiquement ?

Oui, cela est possible mais une telle révision ne se fera pas du jour au lendemain d'autant que l'on touche là à ce qu’on appelle  un acquis.

Il faut une proposition  de la Commission auprès du Conseil et du Parlement, Or, ce dernier est très attaché à cette liberté et a toujours œuvré pour son renforcement et sa garantie.

Et rappelons que c'est la procédure législative ordinaire  qui s'applique en matière de visa, asile et immigration

Cette procédure signifie que le Parlement co-décide avec le Conseil et il aura son mot à dire.

Donc cela prendra des mois.

En outre, si des contrôles seront instaurés, ils devront toujours revêtir un caractère exceptionnel pour ne pas  remettre  en cause précisément  l’acquis résultant des accords de Schengen

Et le fait que ce soit la France et l’Italie qui réclament une révision des accords de Schengen, c’est gênant par rapport aux partenaires européens ?

C’est non seulement gênant  au regard de la solidarité entre Etats qui doit s’imposer,  une solidarité qu'aurait dû manifester tout particulièrement la France à l’égard de l’Italie, mais c’est surtoutnavrant sur le plan de la symbolique car faut-il rappeler que la France et l’Italie sont des Etats fondateurs historiquement.

Cela signifie que leurs actes ou leur posture ont un retentissement particulier et plus important que des Etats non fondateurs ou des Etats dont la contribution historique est moins symptomatique.

Quelle la différence entre l’article 25 du code des frontières Schengen et la demande de la France et l’Italie de réviser les accords ?

La différence est fondamentale.

En demandant à la Commission de procéder à une révision,  la France et l’Italie souhaitent un  durcissement des contrôles au franchissement des frontières externes et dès lors des  restrictions de manière durable et plus étendues que celles prévues par le dispositif issu de l’article 25.

Il y aurait une pérennisation des restrictions. C’est tout à fait différent  par rapport à l’article 25 qui prévoit des restrictions possibles de manière exceptionnelle et ponctuelle, selon des conditions très encadrées. La France cherche à élargir les  clauses de sauvegarde.

C'est un renversement complet de l’esprit Schengen.

La Commissaire aux affaires intérieures a clairement déclaré qu'il fallait se garder d'adopter des mesures "dictées par des mouvements populistes".

Que peut proposer la Commission ?

Sa marge de manœuvre est très limitée au risque de remettre en cause l'acquis Schengen et le principe de libre circulation des personnes.

Elle peut par exemple  proposer un renforcement des compétences de Frontex, l'organisme chargé de surveiller les frontières extérieures de l'UE, qui déteint déjà de très nombreux pouvoirs.

Mais, il sera difficile pour la Commission d'aller plus loin car sa proposition risque de se heurter à l'opposition du Parlement européen qui co-décide dans ce domaine.

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Pour aller plus loin, C. Boutayeb, Droit matériel de l'Union européenne, LGDJ, 2009.

Tous ses ouvrages sont à consulter ici . 

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Source : Avocats en Europe- Lauwyers in Europe

http://www.avocats.en.europe.com/lauywers-in-europe/articles/décryptageaccords e schengen,10107.html

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