Décryptage avec Patrick Weil, historien spécialiste de la lutte contre les discriminations, de l'immigration, de l'intégration, et de la laicité

Publié le Modifié le 30/03/2014 Vu 2 736 fois 0
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Décryptage avec Patrick Weil, historien spécialiste de la lutte contre les discriminations, de l'immigration, de l'intégration, et de la laicité

On sent chez Patrick Weil un agacement profond et ancien : contre la politique menée par Nicolas Sarkozy depuis son arrivée au ministère de l'Intérieur en 2002 ; contre le fait de répéter inlassablement les mêmes arguments pour démonter les contre-vérités scientifiques et historiques proférées sur l'immigration par le Front national et la droite sarkozienne, et pour mettre au jour les manipulations et logiques politiciennes.

Depuis dix ans, cet historien spécialiste de l'immigration, de l'intégration, de la lutte contre les discriminations et de la laïcité, au CNRS et à l'université Paris-I, n'a pas chômé.  Pour protester contre l'instauration du ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale après la victoire de Nicolas Sarkozy, il a démissionné des instances de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration. Dans son dernier livre, Etre français, les quatre piliers de la nationalité (éditions de l'Aube), il donne une définition positive, unitaire et républicaine de l'identité française, opposée à celle proférée par Nicolas Sarkozy, que Patrick Weil juge antirépublicaine.

Le ministre de l'Intérieur veut réduire l'immigration légale. Comment interprétez-vous cette sortie ?

Patrick Weil - Claude Guéant obéit à un objectif de Nicolas Sarkozy : pouvoir présenter une baisse de l'immigration légale à la veille de l'élection présidentielle. C'est une logique politique.

Certains à l'UMP agitent le spectre de l'invasion en France des immigrés tunisiens de l'île de Lampedusa et ne veulent pas que l'Italie délivre des cartes de séjour provisoires...

Il est très rare qu'il y ait une invasion par mer, même en cas de crise. Elle se fait plutôt par la terre. L'Italie est un pays souverain qui a le droit de donner des cartes de séjour à qui elle veut, ce n'est pas Nicolas Sarkozy qui dirige l'Italie. Cela fait longtemps que des Tunisiens s'installent en Italie, pourquoi voulez-vous qu'ils aillent ailleurs où ils ne seraient pas en situation légale ?

Trois mois de polémiques sur l'islam pour trois heures de discussion : le grand débat sur la laïcité, tout ça pour ça ?

On a eu l'impression que Jean-François Copé, le secrétaire général de l'UMP, faisait un colloque comme si l'UMP n'était pas au pouvoir depuis dix ans. M. Sarkozy a été ministre de l'Intérieur pendant presque cinq ans et président de la République depuis autant de temps. Une partie des propositions de ce "débat" sur la laïcité étant déjà dans des lois ou règlements, il est surprenant qu'il découvre que les règles de la laïcité doivent être clairement expliquées et appliquées.

Ce débat révèle en fait deux traits de l'actuelle présidence. D'abord, Nicolas Sarkozy instrumentalise la laïcité pour diviser les Français, alors qu'elle est conçue pour les unifier. Au début de son quinquennat, il a rendu visite au pape pour s'excuser de la loi de 1905. C'était un contresens historique ! Cette loi libérale avait été négociée avec l'Eglise de France. En y mettant son véto, le Vatican d'alors avait relancé dans notre pays la guerre entre les défenseurs de la laïcité et l'Eglise. Lors de cette visite, le Président a ajouté que le prêtre avait plus de valeur que l'instituteur, créant une hiérarchie entre les Français qui croient et ceux qui ne croient pas. Alors que la laïcité est fondée sur l'égalité de toutes les options spirituelles. Puis, aujourd'hui encore, alors que son rôle est d'unifier, le Président crée une hiérarchie entre ceux qui ne sont pas musulmans et ceux qui le sont.

Est-ce une tradition à droite d'instrumentaliser ce domaine ?

Non. En 2003, Jacques Chirac a senti un risque de politisation de la question des signes religieux à l'école avec la commission spéciale mise en place par l'Assemblée nationale. Il a alors créé la commission Stasi pour réfléchir sur l'application du principe de laïcité, qui a vocation d'unir et non de diviser.

Y a-t-il une filiation entre l'antisémitisme des années 30 et la focalisation sur l'immigration musulmane ?

Il peut y avoir certaines filiations mais il y a des différences. L'antisémitisme était plus puissant que ne l'est jusqu'à présent le racisme antimusulmans. A l'époque, 40% des Français étaient antisémites. C'était une situation paradoxale car la majorité des Français a voté pour le Front populaire et un président du conseil juif. L'antiracisme a ensuite progressé très fortement depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais dans les années 30, jamais un chef de l'exécutif n'a usé de la polémique. Les Ligues, l'Action française se situaient dans l'opposition à la République. Sarkozy divise pour conserver le pouvoir. Mais aujourd'hui, ses capacités de nuisance sont limitées. Dans les années 30, les instruments de contrôle du pouvoir exécutif n'existaient pas : le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l'homme ont été créés depuis...

Dans Etre français, vous présentez les quatre piliers de la nationalité française : l'égalité devant la loi, la langue française, la filiation à la Révolution, la laïcité. Vous dites que Nicolas Sarkozy est antirépublicain car il ne les respecte pas...

Sa politique économique a favorisé les gens aisés. Son mépris pour la littérature a fait de La Princesse de Clèves un best-seller. Je ne l'ai jamais entendu parler de façon positive de la Révolution française. Cette allergie aux valeurs de la République explique qu'après une phase de séduction, il soit rejeté avec force. Ces valeurs sont puissantes, on le voit notamment parce que ceux qui les attaquent sont bannis.

Après la visite au pape, Nicolas Sarkozy a reculé sur la mise en cause de la laïcité. Ensuite, il a pensé qu'en s'attaquant à une minorité, les musulmans, il gagnerait avec le soutien de la majorité des Français qui ne sont pas musulmans. C'est un calcul politique pervers et moralement condamnable, mais cela il n'en a cure.

Dans Sécurité, la gauche peut tout changer (sortie le 21 avril), Manuel Valls fait le lien entre origine culturelle, immigration et délinquance, comme Sarkozy lors du discours de Grenoble. Il veut relancer les statistiques ethniques pour étudier ce "lien tabou"...

A part alimenter les débats, ces statistiques ne servent à rien ! Le lieu de naissance, l'origine nationale nous donnent des informations suffisantes pour vérifier que les Français noirs ou d'origine nord-africaine sont soumis à des discriminations ou pas. Manuel Valls est un incompétent. J'aimerais bien l'entendre exiger du gouvernement qu'il produise les données que l'Education nationale et les entreprises peuvent fournir. Plutôt que de proposer des dispositifs qui diviseront artificiellement les Français, en s'appuyant sur des méthodes qui feront probablement reculer la connaissance. Je m'explique : en France, à la différence des Etats-Unis, on a une réticence historique à se compter par ethnicités ou couleurs de peau, car cela rappelle Vichy, la colonisation ou l'esclavage. Monsieur Valls peut bien avoir envie de compter les Noirs et les Arabes, si 10% à 20% d'entre eux refusent de fournir les données demandées, celles-ci seront moins fiables que celles fondées sur la nationalité et le lieu de naissance.

Aujourd'hui, dans les universités américaines, les Noirs viennent d'Afrique et des Caraïbes, très peu sont américains. Les statistiques ethniques risqueront de camoufler la vraie lutte contre les inégalités, qui doit concerner les gens nés en France et pas ceux qui remplissent les quotas des entreprises.

La chancelière allemande Angela Merkel et le Premier ministre britannique David Cameron ont annoncé l'échec du multiculturalisme dans leur pays. Ensuite, Nicolas Sarkozy a fait de même. Pourtant, le multiculturalisme n'a jamais été une politique publique en France...

En Allemagne et en Grande-Bretagne, cela avait un sens car le multiculturalisme y était une politique, quoique différente dans les deux pays. Nicolas Sarkozy a pensé que c'était bien de suivre, mais ses déclarations n'ont rien à voir avec la réalité française. Si un homme politique a voulu implanter en France le multiculturalisme, Nicolas Sarkozy est bien celui-là. Il a voulu faire changer le préambule de la Constitution en ajoutant le mot diversité. Il a pour cela créé une commission, présidée par Simone Veil, qui a refusé cette révision fin 2008. Mais il ne s'en souvient peut-être pas. Il passe sans cesse d'un coup politique à l'autre sans hésiter à se contredire.

Entretien de Patrick Weil sur  Les Inrocks - 24- 04- 2011.

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