Jusqu’où un gouvernement peut-il aller pour rétablir l’ordre ?

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Jusqu’où un gouvernement peut-il aller pour rétablir l’ordre ?

Un gouvernement peut-il procéder à des bombardements sur des villes devenues rebelles ? Kadhafi est dans l’actualité, et on en discute, mais, et pour la CEDH vient de prononcer. Pas pour la Libye, mais pour la Russie (CEDH, 3 mai 2007, n° 17170/04, 20792/04, 22448/04, 23360/04, 5681/05 et 5684/05, et n° 1503/02). La Russie est très souvent condamnée pour ses pratiques en Tchétchénie, et cette semaine à trois reprises. Mais cet arrêt, au delà des faits jugés, a le grand intérêt de se prononcer sur une question de portée très générale : jusqu’où un gouvernement peut-il aller pour rétablir l’ordre ?

Les bombardements d’octobre 2009

La CEDH était saisie par des familles de victimes de deux bombardements  effectués par des avions russes sur la ville tchétchène d’Urus-Martan, les 2 et 19 octobre 1999. La ville était alors contrôlée par des combattants tchétchènes. Bilan : un immeuble et 40 maisons détruites, 10 morts et plus de 20 blessés. En décembre 1999, les troupes russes reprirent le contrôle de la ville.

Un avocat, Abdulla Khamzayev, a engagé les recours. En avril 2000, le commandement des forces aériennes russes lui a expliqué que, vérification faite, il n’y avait pas eu de bombardements le 19 octobre. Pour l’attaque aérienne du 2 octobre 1999,  il y avait eu bombardement, oui, mais que c’était l’œuvre d’un « avion non identifié ».

 

En juillet 2000, l’avocat a obtenu l’ouverture d’une enquête pénale,… qui en novembre 2003, a conclu qu’il n’y avait pas d’infraction pénale.

 

Il s’agissait en effet de la mise en œuvre d’un décret présidentiel contre les « extrémistes islamiques » qui occupaient Urus-Martan. Donc, l’application d’un ordre. De plus, ajoutait le parquet, la population locale avait été prévenue par les médias et par des tracts que l’aviation et l’artillerie pouvaient être utilisées en cas de résistance organisée des groupes armés.

Notre ami Khamzayev, voulant en savoir plus, a demandé une copie de cette décision mais le procureur militaire lui a répondu que le dossier d’instruction avait été classé secret. Les recours se sont poursuivis jusqu’à la CEDH.

Pour la Cour, il revenait à la Russie de justifier le recours à ces bombardements, et de démontrer qu’ils étaient absolument nécessaires, pour respecter l’article 2 de la Convention, qui protège le droit à la vie.

 

Que répond la Cour ?

En s’abstenant de communiquer le moindre document ou élément sur les circonstances de l’attaque du 2 octobre 1999, le Gouvernement a fortement entravé la capacité de la Cour à apprécier celles-ci. S’il a été certes plus coopératif en ce qui concerne le second bombardement aérien, la Cour n’est toujours pas en mesure d’avoir une vision d’ensemble de cet incident. En particulier, le Gouvernement n’a donné aucun détail concernant la préparation et l’encadrement de l’attaque, notamment du fait qu’un certain nombre de pièces essentielles avaient été détruites quelque mois après l’incident, conformément à un échéancier fixé par un arrêté spécial du ministère de la Défense, échéancier que la Cour estime inadéquat.

La Cour prend en compte l’argument tiré par le Gouvernement de ce qu’Urus Martan était occupée par un nombre important d’extrémistes armés, ce qui pourrait expliquer que les autorités n’avaient eu d’autre choix que de lancer des attaques aériennes.

 

Cependant, elle n’est pas convaincue que les précautions nécessaires aient été prises, de manière notamment à prévenir ou minimiser autant que possible les risques pour la vie.

 

Pendant plusieurs années, les autorités militaires ont démenti l’existence même des bombardements ou nié que des attaques de ce type sur le quartier résidentiel en question eussent été planifiées ou ordonnées, ce qui ne fait que discréditer la thèse selon laquelle les attaques devaient consister en des frappes précises. Il est évident que les autorités étaient au fait de la présence de civils dans la ville à l’époque, or aucune mesure n’a été prise pour assurer leur évacuation. La Cour n’est pas convaincue qu’avertir la population locale par le biais des médias et de tracts ait permis de la protéger adéquatement. En outre, elle est frappée en particulier par le recours à des bombes à fragmentation de gros calibre, une arme d’emploi aveugle, dont l’utilisation dans une zone peuplée a déjà été jugée par elle irréconciliable avec les précautions nécessaires qu’un service répressif est censé prendre dans une société démocratique.

 

La Cour en conclut que la Russie a manqué à protéger le droit à la vie des habitants, en violation de l’article 2.

 

Une jurisprudence de portée générale

 

L’arrêt est très intéressant, et il percute l’actualité des bords de la méditerranée.

 

D’abord, on comprend la réticence de Poutine à voter une résolution sur « la responsabilité de protéger » quand il était entrain de rédiger sa plaidoirie pour justifier ses bombardements tranquilles sur d’Urus-Martan.

 

Ensuite, la Cour ne pose pas d’interdiction de principe à des bombardements sur une ville aux mains de rebelles, devenue un foyer d’activistes. Mais il faut prouver que c’est là le seul moyen de lutter contre des combattants armés, que des mesures effectives ont été prises préalablement pour permettre aux populations civiles d’évacuer la ville, et que le choix des bombes utilisées était compatible avec la volonté de limiter les dégâts aux seuls combattants. L’usage des armes de guerre ne doit viser que les combattants.

 

La CEDH répond sur le terrain juridique qui est le sien, l’application des droits de l’homme. Mais sur le plan pénal, l’examen des faits laisse apparaitre l’usage des forces armés contre les populations civiles, frappées de manière indiscriminée, ce qui est un crime de guerre, défini par l’article 8, 2, b, iv) du statut de la CPI : « Le fait de diriger intentionnellement une attaque en sachant qu’elle causera incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil ou des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel qui seraient manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu ».

 

Cet arrêt un hommage posthume au grand avocat Abdulla Khamzayev, très impliqué dans ces affaires et qui a si bien défendu le droit, décédé le 13 juin 2004.

 

Sources : Actualités du droit

http://lesactualitesdudroit.20minutes-blogs.fr/archive/2011/05/05/un-gouvernement-a-t-il-le-droit-de-bombarder-dans-son-pays.html#comments

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