La première chose qu’ils n’ont pas vue…

Publié le 23/09/2015 Vu 2 053 fois 0
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L’avant-dernier roman de Grégoire Delacourt, publicitaire devenu auteur, aura fait couler plus d’encre qu’il ne lui en aura fallu pour l’écrire. Ainsi son intrigue s’est-elle poursuivie jusque devant les magistrats de la 17ème Chambre de la presse du Tribunal de grande instance de Paris (TGI Paris, 17ème, 02 juil. 2014, R.G. n° 13/07651). Retour en arrière.

L’avant-dernier roman de Grégoire Delacourt, publicitaire devenu auteur, aura fait couler plus d’encre qu

La première chose qu’ils n’ont pas vue…

1. L’avant-dernier roman de Grégoire Delacourt, publicitaire devenu auteur, aura fait couler plus d’encre qu’il ne lui en aura fallu pour l’écrire. Ainsi son intrigue s’est-elle poursuivie jusque devant les magistrats de la 17ème Chambre de la presse du Tribunal de grande instance de Paris (TGI Paris, 17ème, 02 juil. 2014, R.G. n° 13/07651). Retour en arrière.

2. La première chose qu’on regarde (éd. JC Lattès, 2013) est un roman sentimental, constamment présenté par l’auteur et sa maison d’édition comme le récit de l’improbable rencontre entre Arthur, un mécanicien picard, et la comédienne américaine Scarlett Johansson, qui vient frapper un soir à sa porte. La curiosité du public est immédiatement attisée : acheter le roman, c’est retrouver la superbe comédienne. Avant d’être un « Voici pour les nuls » (Éric Chevillard, Le Monde[1]), ce roman s’annonçait comme un Voici en livre.

Et pourtant, bien qu’au centre du roman, l’actrice n’y incarne aucun personnage. En effet, la jeune femme qui frappe un soir à la porte du mécanicien n’est pas Scarlett Johansson, mais une jeune femme lui ressemblant étrangement, que le  héros prendra pour elle, et qui entretiendra un temps la confusion. Son nom : Jeanine Foucamprez.  Le procédé utilisé, sorte de leurre destiné à attirer le chaland, était habile.

Le choix de l’auteur et de sa maison d’édition, d’évoquer systématiquement la comédienne, à laquelle ils n’ont pas pris la peine de soumettre l’ouvrage (contenant un rappel de sa vie privée) non plus que les termes de sa promotion, était plus audacieux que respectueux. Après avoir légitimement reçu une assignation en Justice, l’auteur, ne doutant de rien, feindra de croire sur l’antenne de RTL que l’actrice aurait été plus avisée de l’inviter à prendre « un café », tant son roman constituerait un vibrant hommage. L’argument est singulier : l’hommage, par nature désintéressé, n’exclut-il pas la recherche de profit ?

3. Le roman n’avait pas convaincu la comédienne qui avait saisi la justice aux motifs, d’une part, d’une atteinte au respect de sa vie privée par l’évocation dans l’ouvrage de sa vie amoureuse, et d’autre part, d’une utilisation frauduleuse de son nom, de son image et de sa notoriété « pour les besoins de la promotion de l’ouvrage ».

3.1. L’atteinte au respect de sa vie privée était caractérisée, en raison du récit de ses amours au début du roman. L’article 9 du Code civil protège la vie privée de toute personne, fût-elle célèbre. Le moyen tiré de la « liberté de création », invoquée en défense, ne pouvait sérieusement prospérer, aucune création littéraire ne pouvant s’arroger le droit de porter atteinte à la vie privée d’une personne. Le Tribunal indique en ce sens expressément : « Le fait ..de se voir prêter deux relations sentimentales sur lesquelles elle ne s’est jamais exprimée, présentées comme officielles et qualifiées, l’une de « passade parisienne sans grande conviction », et l’autre de « passade express » […] est de nature à présenter la demanderesse sous un jour qui peut légitimement lui apparaître blessant et dévalorisant. » Retenant que l’actrice s’était toutefois exprimée par le passé sur certaines de ses relations sentimentales, et que le roman a été diffusé à plus de 100.000 exemplaires, le Tribunal lui alloue des dommages et intérêts peu élévés 2.500 euros à titre de réparation de son préjudice moral. Les dommages et intérêts n’étant pas en France punitifs, c’est peu.

Bien entendu, s’il advenait que les ventes à venir du livre dépassent les 100.000 exemplaires, et pour toute autre mode d’exploitation du livre, l’actrice serait en droit de saisir de nouveau la justice.

3.2.  La seconde demande –  l’utilisation frauduleuse de son nom, de son image et de sa notoriété « pour les besoins de la promotion de l’ouvrage » –, n’a pas emporté la conviction des juges : sans doute cela tient-il au fait que l’actrice, ainsi que le constate le Tribunal, n’avait pas remis en cause l’utilisation faite de son nom et de sa notoriété « dans l’ouvrage lui-même ». En d’autres termes, reprocher judiciairement d’être associée malgré soi à la seule promotion d’un livre, sans critiquer le fait d’être associée malgré soi au livre, constituait un grief insuffisant.

4. À notre sens, en ne portant que sur l’évocation de la vie privée de l’actrice à certaines pages du livre, et non sur l’utilisation de son nom et de sa notoriété dans le livre lui-même, le procès a manqué son objet.

Est-il possible à un auteur et à son éditeur, de tirer profit de l’existence d’une personne célèbre, en l’érigeant en héroïne de roman ? Dans un roman, œuvre de fiction, d’imagination en prose, les noms des personnages sont inventés. Alors, cette question : le roman aurait-il eu le même succès si le drame de Jeanine Foucamprez avait été de ressembler à une célèbre actrice au nom imaginaire ? L’auteur aurait tout également pu déclarer que cette actrice imaginaire était un hommage à Scarlett Johansson. Mais sans cet emballage artificiel consistant à intégrer nomment cette actrice dans le roman, que serait-il resté de la curiosité du public ?

5. Par-delà la critique stylistique ou juridique, une critique humaine s’impose à la lecture du roman. La malédiction de « Jeanine Foucamprez », héroïne de papier, est d’être condamnée, du fait de sa ressemblance avec la superbe actrice, à ne jamais être aimée pour ce qu’elle est. À travers la fragile Jeanine (Scarlett, dans l’imaginaire du lecteur), prisonnière de ce corps sublime et du désir des hommes, le roman semble prôner le respect de l’autre et défendre l’être sur le paraître. Semble. N’est-ce pourtant pas à l’exercice inverse que s’est livré l’auteur à l’égard de l’actrice, en s’appropriant, par écrit, son corps et sa personne, en la réifiant au prétexte de la déifier ?

Ce que n’a pas vu l’auteur, c’est précisément, derrière la plastique de la comédienne, le sujet de droit, et plus encore, l’être, lequel, à l’instar de « Jeannine Foucamprez », n’entendait pas être instrumentalisé ni réduit au statut de fantasme, dans un roman de gare ou d’égard, en Somme.

Julie de Lassus Saint-Geniès                               Valéry Montourcy

            Avocat au Barreau de Paris                               Avocat au Barreau de Paris

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