Les définitions juridiques doivent-elles décrire le réel ?

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Les définitions juridiques doivent-elles décrire le réel ?

Au commencement était le droit, et le droit était auprès du réel, et le droit était le réel.

« A l’aube profonde du déploiement de son être, la pensée ne connaît pas le concept », nous dit Heidegger dans Was heisst denken ? et le philosophe de Fribourg dit encore dans le même ouvrage que ce qui demande à être pensé se détourne de l’homme, que la pensée se retire devant lui. Ce dont se préoccupe Heidegger, et ce qui a, avant lui, préoccupé Guillaume D’Occam, Thomas d’Aquin, Platon, voire Héraclite, c’est ce qui nous préoccupe aussi ici, c’est la possibilité d’abord, le besoin ensuite, et le devoir enfin, de décrire le réel.

Le terme « réel » a été préféré à celui de « réalité », et cette préférence sémantique n’est point anodine, car en effet, si la « réalité » est un problème philosophique, et appartient à la sphère nouménale, le « réel » quant à lui, relève du phénomène est peut donc être appréhendé par la raison, et qui, donc, devient un problème pragmatique.

Le triptyque : possibilité/besoin/devoir, annoncé dans le second paragraphe, est indissociable de l’idée que l’on se fait du droit, et de la finalité qu’on lui attribue. 

Le droit est un fait social, au sens où l’entend Durkheim, mais un fait social englobant et totalisant ; il est consubstantiel à l’existence même de la société. Sa fonction est de régir, de réguler les comportements des individus. L’essence du droit est donc d’être en interaction constante avec les « faits sociaux mineurs » des individus qui composent cette société. Si on se bornait (« borner » à la fois au sens de « bornes », qui décrit des limites comme on l’entend en mathématiques, mais aussi au sens de « s’entêter ») à cette étude, les choses seraient simples, mais le droit est plus qu’un fait social totalisant, il est une sorte de « structure structurante», et si on ose l’audace plus loin, on convoquera Althusser, et nous parlerons du droit en terme d’AIE, d’appareil idéologique d’Etat.

À l’aune de cette dernière analyse, nous nous retrouvons face à une conception du droit qui n’est pas seulement un miroir du réel, mais qui façonne le réel.

Ainsi, si nous résumons ceci sous la théorie des ensembles, nous avons non seulement le droit comme étant une intersection entre le réel idéal (ce que les individus se doivent ou ne se doivent pas de faire) et le réel subi (ce que font actuellement ces mêmes individus), mais le réel comme étant un sous ensemble du droit.

Si nous adoptions le premier point de vue, ce serait faire fi du nominalisme, et revenir en arrière jusqu’à Platon (si on veut comparer, ce serait comme dédaigner la vision copernicienne du système solaire pour admettre celle aristotélicienne qui est géocentrique) ; la deuxième approche est certes plus troublante, mais fait face frontalement au problème.

Tout d’abord, il convient de circonscrire les différents termes de la question « Les définitions juridiques doivent-elles décrire le réel ? » et ensuite élaguer, défraîchir pour aboutir à une solution satisfaisante.

Il existe presque autant de termes à isoler que de mots dans la question car chacun possède sa pertinence et sans lequel la question serait dénaturée.

Arrêtons-nous sur chacun d’eux.

Le mot « définition » d’abord. Il vient du latin du latin definire qui signifie « limiter », « circonscrire ». Couplé au mot « juridique », cela donne ainsi un terme de logique qui signale l'opération de la méthode dont le but est d'éclaircir et de préciser une notion juridique, ou parfois aussi la proposition dans laquelle est exprimé le résultat de cette opération.

Le mot « doivent » ensuite, évoque une obligation, un impératif auquel on ne peut déroger.

Puis, « décrire » implique une description ; décrire la chaise serait ainsi dire que c’est un meuble, avec un dossier, et quatre pieds. Si on ampute un de ces éléments, tel que le dossier, on aurait alors un tabouret. Par contre, si on apporte des précisions, on décrirait alors UNE chaise, qui serait individualisé, tel qu’une chaise en bois, ou une chaise rose. Il faut donc distinguer l’espèce du genre, LA chaise, d’UNE chaise.

La transition est aisée avec l’article de nom masculin singulier « le » qui indique qu’il y a un réel et non pas plusieurs comme le pensait Protagoras pour qui l’homme est la mesure de toutes choses.

Enfin, le terme qui prête le plus à confusion est « réel », terme qui sera traité dans l’avant dernière partie du travail traitant de la possibilité de le décrire et par voie de conséquence, le connaître.

Paradoxalement (comme on l’entend communément, puisqu’un paradoxe découle tout simplement comme le faisait remarquer Bertrand Russell d’un fuziness of language et se résume à un non-sens phraséologique) on va commencer par le « devoir » de décrire le réel pour ensuite traiter le besoin et finalement la possibilité, pour les transcender afin de toucher à l’essence (si on se risque un terme pompeux, on dira dasein au sens d’être-là) de la définition  juridique.

 

  1. DEVOIR

i. Nécessité de décrire le réel

Les définitions juridiques doivent décrire le réel à cause de l’évidence de l’essence du droit.

Le droit n’est pas la loi.

La loi édicte des règles.

La loi n’évolue pas en vase clos. Il est alimenté par le réel, c’est ce qui le nourrit.

L’homme a un penchant pour la servitude ; il est un homo servilis.

Depuis les premières civilisations, des règles ont été édictées pour lui interdire ou lui autoriser des comportements, et depuis le Code d’Hammourabi, rien n’a changé.

Le devoir du droit de régir le réel implique implicitement l’adhésion à un Etat hobbesien, car puisque rappelons le, pour Thomas Hobbes, homo homini lupus ! Ainsi, il convient de protéger l’homme contre l’homme ; telle est alors la fonction du droit.

Le droit n’est pas tant l’application de ces règles, mais une réflexion sur elles, et cela est d’autant plus criant dans les systèmes juridiques de la Common Law, avec la doctrine de Case law, où chaque affaire est un microcosme juridique à elle toute seule. 

Le législateur ne peut (et ne doit pas ?) faire office de sociologue, il n’est pas spectateur, mais aussi et surtout acteur, et ne peut se contenter d’un rôle oblomoviste !

Pour la pertinence du présent raisonnement, nous traiterons exclusivement du droit pénal français ; ainsi, il est dit que le vol, c’est « la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui » (art. 311-1 du Code Pénal).

Le vol est un fait subi.

La question est de savoir si le vol interviendrait même si le droit n’existait pas. La réponse semble évidente, et un OUI patent semble s’imposer ; en effet, certes, l’auteur du vol ne serait pas puni, mais le vol n’interviendrait pas moins. Mais l’affirmative est trompeuse.

Attardons nous sur l’article en question est sur un terme en particulier, celui d«’autrui » ! Il n’y a de vol, que si les choses sont individualisées, qu’elles appartiennent à des propriétaires ou des possesseurs différents. Le vol, ainsi défini, existerait-il dans un Etat communiste ? Stricto senso, non !

Donc, ce que fait le droit avant tout, c’est de décrire la réalité politique, la res publica ; elle est le reflet d’une Société S dans un temps t. Le droit comme la morale, est évolutive, et ce que Nietzsche a montré dans Zur Genealogie der Moral. Eine Streitschrift vaut aussi pour le droit ; il existe une généalogie du droit comme il en existe une pour la morale ; ainsi, le réel que décrivent les définitions juridiques ont un encrage temporel s’analysant de manière diachronique, et comme l’a fait remarquer Heidegger à propos de l’être, nous pouvons dire que le temps est la fonction du droit. Le droit est un In-der-Welt-Recht, il est un droit-dans-le-monde ! 

 

ii. Besoin de décrire le réel

La nature, comme le droit, a horreur du vide ; c’est pour cela qu’il tend à régir tous les comportements des individus, étant donné que le droit, et son corollaire, les lois, sont indissociables de la société.

Le droit est une sorte de génération spontanée qui se produit au contact de la société. Il n’y a de société que s’il y a du droit, et le droit n’existe qu’en société.

Souvent, le droit est en retard sur les évolutions sociales, par exemple en ce qui concerne l’avortement, l’euthanasie, ou les différentes pratiques sexuelles. Pour prendre le premier et dernier exemple, la Cour Suprême des Etats-Unis les a reconnues qu’en terme de right to privacy.

C’est une sorte de saut téléologique que la Supreme Court s’est ainsi permise.

Ainsi, l’évolution sociale est accompagnée d’une évolution de la loi, par la loi, mais pour le peuple, pour paraphraser les propos de Lincoln à Gettysburg.

Les définitions juridiques du droit français sont particulières dans le sens ou elles essaient de capter le réel (comme en ce qui concerne le droit des biens) ou en le créant (tel que pour le droit de la famille), tandis que le droit anglo-saxon se sert de tautologies en situant les définitions au sein du texte de loi uniquement.

 

  1. POSSIBILITE

Tout comme pour Héraclite, ποταµο.σι το.σιν α.το.σιν .µ.αίνουσιν .τερα κα. .τερα .δατα .πιρρε... κα. ψυχα. δ. .π. τ.ν .γρ.ν .ναθυµι.νται, de même, nous appliquons et nous n’appliquons pas les mêmes lois, car, puisque selon Plutarque, on ne peut pas saisir dans le même état une réalité mortelle.

En effet, il n’y a pas de cristallisation des comportements des individus qui se fixeraient dans une réalité une et complète, et que le législateur pourrait embrasser.

Dans le réel, les gens ne commettent pas de « meurtre » d’« assassinat » ; ils tuent : ils donnent la mort ; mais le meurtre, l’assassinat, l’homicide sont l’invention du droit.

Idem pour le « viol » qui est une construction juridique et n’existe pas en tant que tel dans le réel ; il existe certes des gens qui en obligent d’autres à avoir des rapports sexuels non consentants avec eux, mais le viol tel que définit juridiquement à l’article 222-23 : «  Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. Le viol est puni de quinze ans de réclusion criminelle » est une composition légale.

La définition juridique, en quelque sorte, ne fait que donner des notes, jauger, assigner des degrés à un comportement humain, tel que le degré d’intentionnalité afin d’opérer la distinction entre « assassinat » et « homicide » ; elle intellectualise des faits sociaux, « précise », tel que pour la préméditation, et écarte des critères, mais la jurisprudence a su évoluer et  faire un bon usage de la loi du 23 décembre 1980 pour ainsi qualifier la fellation forcée (Crim. 22 février 1984) tout comme la pénétration anale (Crim. 24 juin 1987) de viol.

Tuer est un comportement, mais il n’existe point d’idée (au sens de Eidos) absolue du meurtre. Il n’y a pas d’idée du meurtre, idée universelle et parfaite. Le mot « meurtre » revoie à des signes généraux et non à une idée universelle qui existerait ante res alors qu’elle existe post res. Il n’existe point séparément une entité concrète et une essence de l’homicide correspondant au nom « meurtre ».

Par contre, en disséquant les différents éléments d’un comportement, d’un habitus ou d’un fait social, en élément matériel et élément intentionnel, les définitions se calquent sur des comportements qui proviennent du réel pour les cristalliser en droit positif. 

  

  1. La Réalité des définitions juridiques

Cornu distingue entre les « définitions réelles », qui n’ont de réel que le mot, et les « définitions tautologiques », qui comme on l’a dit plus haut, se retrouve surtout dans les textes de lois anglo-saxons. Les définitions, de quelque nature qu’elles soient, ont une fonction unique : extraire la réalité du relatif pour le placer dans cet absolu qu’est le droit ; ce travail d’extraction du perspectivisme auquel s’attachent les définitions juridiques découle de l’essence du droit discuté plus tôt.

En conclusion, on peut dire que la question de savoir si les définitions juridiques doivent ou non décrire le réel dépend de l’idée et de la fonction que l’on se fait du droit. Nonobstant cela, si les définitions juridiques servent souvent de vers grossissants des comportements et faits sociaux se produisant dans le réel, la réalité de ces mêmes définitions juridiques est indéniable ; de ce fait, nous ne répondrons point par : Oui, les définitions juridiques doivent ou ne doivent pas décrire le réel ! mais plutôt, les définitions juridiques décrivent nécessairement le réel, étant donné qu’elles font elles-mêmes parties du réel qu’elles tendent à décrire. Elles constituent non pas un postulat au sens de ceux des éléments d’Euclide, mais une donnée, étant en même temps géniteur et descendance de la société. Les définitions juridiques, pour résumer de manière très concentrée, décrivent le réel, au sens où ces mêmes définitions juridiques NE SONT PAS, elles EXISTENT.

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