C'est l'histoire d'un homme politique qui avait décidé de mettre son temps, son expérience et son énergie au service de ses concitoyens, lesquels peut-être n'en demandaient pas tant.
Il avait été maire, conseiller général, conseiller régional, député, sénateur, ministre, médiateur de la République et président du Conseil social, économique et environnemental, outre quelques autres mandats découverts à marée basse.
Malgré les avantages que revêt l'exercice de ces fonctions (sinon on ne se battrait pas pour les occuper), on constate qu'elles mettent à rude épreuve le plus résistant des hommes : campagnes électorales, financements à trouver, poids des responsabilités, cumul des mandats, travail du dimanche, contacts avec des électeurs (comme disait Coluche : on peut attraper des maladies), exposition à des substances nuisibles (pas de l'amiante peut-être, mais dans certains buffets, à l'occasion des vœux du maire, il n'est pas rare qu'on voie des Kinder®, des rochers Ferrero® et même du Champomy®).
Sentant sa fin (professionnelle) prochaine, il ne fit pas venir ses enfants et ne leur parla pas sans témoins, non, il se fit bombarder Haut-Commissaire à la réforme des retraites, ce qui est beaucoup plus malin, tout en renvoyant allusivement à l'idée de retraite, mais celle des autres...
Accessoirement (si, si) il put, tout en touchant ses diverses pensions, percevoir une rémunération légèrement supérieure à 10.000 € bruts (encore Coluche : rigolez pas, c'est quand même avec votre pognon).
Son rapport ayant donné toute satisfaction au gouvernement (à ce prix là, c'est bien la moindre des choses), il fut nommé « Haut-Commissaire aux retraites, délégué auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé », aux mêmes conditions financières, du moins on l'espère pour lui.
Cette rémunération avait pour cause, au sens que le juriste donne à ce terme, la difficulté à faire admettre, à certaines personnes obtuses, l'impérative et non discutable nécessité de bouleverser leur régime de retraite.
Ainsi les avocats, qui ne brillent pas par leur intelligence (je sais de quoi je parle), refusaient que des réserves patiemment constituées (2 milliards environ) soient torpillées, que leurs cotisations passent de 14 à 28%, et que dans le même temps leurs pensions diminuent.
La tâche, on le voit, était ardue et compte tenu des difficultés et des obstacles mis devant ses pas, notre homme ne volait pas son argent.
Par ailleurs, pendant des années, les politiciens avaient tellement déconné exagéré sur le terrain financier, pour eux ou pour leurs partis, et aussi par rapport à cette notion curieuse qui n'avait pas encore été clairement énoncée en France (d'autres pays étaient plus avancés) : le conflit d'intérêt.
Les phrases ci-dessous d'Alphonse Allais (plus généralement toute son œuvre mais ne nous égarons pas), écrites il y a plus d'un siècle, restent d'une vigoureuse actualité :
« La soif de l'or – auri sacra fames – est devenue tellement impérieuse au jour d'aujourd'hui, que beaucoup de gens n'hésitent pas, pour se procurer des sommes, à employer le meurtre, la félonie, parfois même l'indélicatesse. L’acquisition rapide d’un gros numéraire demeurera comme la caractéristique de notre fâcheuse époque. »
Les politiciens, parce qu'il en allait de leur crédibilité (malgré les remarquables capacités d'oubli des français), avaient pris à leur propre égard des mesures d'une très grande sévérité, premièrement en s'auto-amnistiant tous un bon coup, pour faire table rase d'un passé de tripotages et de magouilles, efficaces mais peu glorieux.
Ensuite en créant une « Haute autorité pour la transparence de la vie publique » : le nom seul est magnifique et évoque une maison toute de cristal, dans laquelle ceux qui nous gouvernent, aussi nus qu'au jour de leur naissance, seraient en plus passés aux rayons X.
Si après ça certains continuaient à crier au « tous pourris », vraiment quelle mauvaise foi !
Il était convenu que, pour éviter tout doute sur la sincérité de certaines démarches, votes ou prises de position, ou sur la façon dont nos représentants exercent leurs mandats, ils seraient tenus de déclarer leurs autres fonctions.
C'est tout simple mais il fallait y penser.
Et pour les politiciens, quel soulagement ! Si eux ne se rendaient pas compte d'une difficulté (c'est pas toujours évident), la HATVP était là pour les protéger et attirer leur attention.
La loi définit le conflit d'intérêt comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».
Vous qui hochez la tête et pensez que c'est facile à reconnaitre, on voit bien que vous n'avez jamais exercé le moindre mandat.
Le mécanisme est admirable mais il a un petit inconvénient : il repose sur la mémoire, parfois si durement éprouvée au cours de leur carrière, de ceux qui doivent procéder à la déclaration... Eh oui, à l'impossible nul ne saurait être tenu et comment déclarer des fonctions dont on n'a gardé aucun souvenir ?
C'est la mésaventure qui arriva à notre homme lorsqu'il s'avéra qu'il était administrateur, ici et là, d'un, puis trois, non en fait cinq mandats différents, à l'heure où j'écris ces lignes... ah, on me souffle dans l'oreillette qu'en définitive ce sont treize mandats au total.
Détail amusant, il était rémunéré à hauteur de 5.300 € net par mois pour l'un, et l'avait été assez grassement pour un autre, à raison d'environ 140.000 € sur deux ans, mais il l'avait com plè te ment oublié !
Encore une fois, je crois que les sceptiques ne se rendent pas bien compte du stress auquel sont soumis ceux qui se dévouent pour nous.
Ni du peu de temps qui leur reste pour pointer leurs relevés de compte (alors qu'avec un petit SMIC et des allocs, hop ! En cinq minutes c'est fait).
Notre premier ministre, fort heureusement, nous a donné tous apaisements en rappelant que « la bonne foi de Jean-Paul Delevoye est totale », ce qui a clos le bec des personnes mal intentionnées (j'en connais).
En vérité, c'est un mauvais procès qu'on lui fait : maintenant qu'il a eu connaissance de la difficulté, il va rembourser tout ça et on se félicite qu'il puisse mobiliser aussi aisément la somme de 260.000 € (personnellement il m'aurait fallu un peu de temps, probablement une trentaine d'années), ce qui résoudra le problème.
Profitons de cet épisode un peu navrant pour souligner la difficulté qu'il y a à se mettre au service de ses concitoyens, sans compter ses heures ni ses efforts, au mépris de sa propre santé et au risque de se retrouver à moitié amnésique à tout juste 72 ans.
Concluons avec Alphonse Allais : « Comme il faisait très chaud, l’affaire transpira. Heureusement pour lui, notre homme était protégé, moitié par les francs-maçons, moitié par les Jésuites. Il s’en tira avec seize francs d’amende. »
C'est tout ce qu'on souhaite à Jean-Paul Delevoye.
Quelques conseils tout de même aux politiciens débordés :
Surveillez vos comptes et signalez immédiatement tout versement suspect (disons, au dessus de 5.000 € par mois, en dessous c'est plus difficile à repérer).
Si vous occupez plus de fonctions que vous n'arrivez à en mémoriser, prenez des notes !
Quand vous voyez que vous allez vous faire gauler, devancez la découverte et démissionnez (pas de votre poste à 10.000 boules bien sûr, juste de celui pour lequel vous risquez de vous faire gauler. Il ne faut pas non plus être ennemi de ses propres intérêts).
Enfin et surtout, pensez aux omégas 3, aux fruits secs et au chocolat, c'est excellent pour la mémoire (avec 10.000 € par mois, on peut s'en acheter une certaine quantité).
Dernière minute : le gouvernement étudie la possibilité de nommer, aux côtés de Delevoye, un Sous-Commissaire à la réforme des retraites en charge de la pénibilité des fonctions politiques.
Tous les hommes de bonne volonté saluerons cette initiative trop longtemps différée.
Dernière dernière minute : Patrick Balkany vient de faire savoir que, s'il avait complètement oublié de déclarer certains revenus, c'était de totale bonne foi. Il va déposer une déclaration rectificative et fera plaider que cela fait disparaître rétroactivement l'infraction de fraude fiscale.
Sur un malentendu je suis sûr que ça peut marcher et les pénalistes attendent avec intérêt la réaction de la chambre des appels correctionnels.
Breaking news : le rédacteur en chef du Gorafi a mis fin à ses jours en se faisant hara-kiri. Pour la première fois en effet, une de ses informations a été confirmée, vérifiée, sourcée. Il a assuré que ça ne se reproduirait pas, avant de commettre l’irréparable.
Ses collaborateurs, pour éviter une vague de suicides, viennent de supprimer l'information suivante : « Malgré toutes ses casseroles, Jean-Paul Delevoye ne démissionnera pas ». Sage décision.