La dignité humaine (partie 4) : les fondements juridiques

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Une société libre et démocratique qui reconnaît les valeurs de dignité humaine et de justice sociale doit concevoir la liberté comme comportant une dimension négative et une dimension positive. Ces deux dimensions de la liberté sont nécessaires afin de garantir une égale et une réelle liberté pour tous. Une telle interprétation compatible avec la philosophie libérale donnerait notamment corps aux droits économiques et sociaux qui, comme les droits civils et politiques, visent à protéger la liberté et qui sont essentiels aux personnes défavorisées afin de leur assurer des conditions minimales de vie dans la dignité.

Une société libre et démocratique qui reconnaît les valeurs de dignité humaine et de justice sociale doit

La dignité humaine (partie 4) : les fondements juridiques

1.1 Droit international

            Le concept de dignité humaine a fait son apparition dans des textes légaux dès le début du 20e siècle[1]. Il fut d’abord introduit dans la constitution interne de quelques pays d’Amérique du Sud et d’Europe, dont l’Allemagne[2], avant d’être consacré en droit international en 1945 dans l'Acte constitutif de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (ci-après U.N.E.S.C.O.) et dans la Charte des Nations Unies[3]. Le mépris profond de l'être humain, dont témoignent les actes de barbarie et les atrocités commises lors de la Deuxième Guerre mondiale, a déclenché dans la communauté internationale une prise de conscience collective[4] « de l'importance fondamentale de la dignité humaine et des droits de la personne »[5]. À ce sujet, l'Acte constitutif de l'UNESCO dispose dans son préambule :

 

“(...) Que la grande et terrible guerre qui vient de finir a été rendue possible par le reniement de l’idéal démocratique de dignité, d’égalité et de respect de la personne humaine et par la volonté de lui substituer, en exploitant l’ignorance et le préjugé, le dogme de l’inégalité des races et des hommes (...)”[6].
La Charte des Nations Unies[7], à laquelle le Canada a adhéré[8], proclame par ailleurs, dans son préambule, sa « foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites »[9]. Cette profession de foi fut concrétisée et opérationnalisée par l'adoption en 1948 de la Déclaration universelle des droits de l’homme[10] qui incorpora dans son texte le terme de « dignité »[11] et reprit, dans son préambule, les termes de la Charte en y ajoutant ceci :
 

“Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. Considérant (...) que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme (...) L'Assemblée Générale proclame la présente Déclaration universelle des droits de l'homme comme l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations (...)”[12].

 

La Déclaration universelle des droits de l'homme, que le Canada a ratifiée[13], érige la dignité humaine en valeur ultime[14] en précisant notamment à son article 1 que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »[15]. Elle est la première déclaration internationale des droits de l'homme et fut adoptée sans opposition[16]. Bien qu'en soi non contraignante[17], il est généralement reconnu qu'elle jouit du statut de coutume en droit international[18] et qu'elle constitue, conformément à son préambule, « l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations »[19]. Le professeur de droit, Louis Henkin, rejette le relativisme culturel. Selon lui, les droits de l'homme ne sont pas le fruit d'un impéralisme culturel de l'Occident et devraient être acceptables pour toutes les sociétés et pour toutes les cultures. Ils ont reçu une acceptation universelle. Il affirme :

 

"Human rights is not Western cultural imperialism. If the ideas of human rights developed in the West, so did other political and economic ideas that underlie modern international life, "sovereignty", the state, democracy, market economics, socialism, development, international law and institutions. The West itself was slow to accept the idea of human rights : the most terrible human rights violations in modern history were committed during this century in the heart of Western Europe. In fact, all cultures and all religions lay claim to the ideas of justice, fairness, and respect for human dignity that animate the concept of human rights (...) There is no insuperable ideological obstacle to universal human rights ; the idea of human rights, and its content as elaborated in the Universal Declaration, should be acceptable to all societies and all cultures"[20].

 

La Déclaration universelle est, de ce fait, « dotée de la plus haute autorité morale »[21]. Elle énonce et garantit plusieurs droits universels[22] et inaliénables[23]. Ces droits, qui ne sont toutefois pas absolus[24], sont à la fois d'ordre civils et politiques et d'ordre économiques, sociaux et culturels[25]. En 1950, l'Assemblée générale des Nations Unies énonce dans son Projet de pacte international relatif aux droits de l'homme que

 

« La jouissance des libertés civiques et politiques et celle des droits économiques, sociaux et culturels sont liées entre elles et se conditionnent mutuellement. Considérant que l'homme privé des droits économiques, sociaux et culturels ne représente pas cette personne humaine que la Déclaration universelle envisage comme l'idéal de l'homme libre » [nos soulignés][26].

 

Les droits économiques, sociaux et culturels sont donc au moins aussi importants pour la dignité humaine que les droits civils et politiques. Il serait même raisonnable de soutenir, comme le fait le juriste Robert A. Samek, que les droits économiques sont les droits de l’homme les plus élémentaires puisqu’ils visent à répondre aux besoins les plus fondamentaux de l’être humain. Il affirme :

 

« If fundamental rights are to have any real meaning, then they must above all protect the claims of the poor ; for just as the poor are the greatest victims of inequality, so they suffer most from their rightlessness. It is idle and obscene to talk about fundamental rights unless we acknowledge the absolute priority of fundamental needs. Every human beings has a body that requires sustenance. Indeed, in the great majority of cases, existence is largely a struggle for survival. Economic rights are not granted by generous governments to underdeveloped nations and starving nomads ; they are the most basic of fundamental rights since they are a response to man’s most fundamental needs » [nos soulignés][27].

 

En effet, selon le psychologue Abraham Harold Maslow, les besoins physiologiques sont les besoins les plus importants et sans la satisfaction de ceux-ci la liberté est sans importance.  Il affirme :

 

« A person who is lacking food, safety, love, and esteem would most probably hunger for food more strongly than for anything else. If all the needs are unsatisfied, and the organism is then dominated by the physiological needs, all other needs may become simply non-existent or be pushed into the background. It is then fair to characterize the whole organism by saying simply that it is hungry, for consciousness is almost completely preempted by hunger (…) Anything else will be defined as unimportant. Freedom, love, community feeling, respect, philosophy, may all be waved aside as fripperies which are useless since they fail to fill the stomach. Such a man may fairly be said to live by bread alone » [nos soulignés][28].

 

L’importance pour la dignité humaine des droits économiques, sociaux et culturels a été rappelée à plusieurs reprises dans divers documents internationaux des Nations Unies portant sur les droits de l'homme[29]. En 1951, dans sa résolution Rés. AG 543 (VI) intitulée  « Rédaction de deux projets de Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme », l’Assemblée générale des Nations Unies affirmait :

 

« Considérant que, par sa résolution 421 E (V), du 4 décembre 1950, l’Assemblée générale a affirmé « que la jouissance des libertés civiques et politiques et celle des droits économiques, sociaux et culturels sont liées entre elles et se conditionnent mutuellement », et « que l’homme privé des droits économiques , sociaux et culturels ne représente pas cette personne humaine que la Déclaration universelle envisage comme l’idéal de l’homme libre » [nos soulignés][30].

 

L’article 2 de la Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social mentionne aussi :

 

« Le développement et le progrès dans le domaine social sont fondés sur le respect de la dignité et de la valeur de la personne humaine et doivent assurer la promotion des droits de l'homme ainsi que la justice sociale, ce qui exige :

 

a) L'élimination immédiate et définitive de toutes les formes d'inégalité, d'exploitation des peuples et des individus, de colonialisme, de racisme, y compris le nazisme et l'apartheid, et de toute autre politique et idéologie contraires aux buts et aux principes des Nations Unies;

 

b) La reconnaissance et la mise en oeuvre effective des droits civils et politiques ainsi que des droits économiques, sociaux et culturels sans aucune discrimination » [nos soulignés][31].

 

Le principe VII de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (Acte final d’Helsinki), tenue en 1975, mentionne également que les États :

 

« favorisent et encouragent l'exercice effectif des libertés et droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et autres qui découlent tous de la dignité inhérente à la personne humaine et qui sont essentiels à son épanouissement libre et intégral » [nos soulignés][32].

 

En 1977, dans sa résolution Rés. AG 32/130 intitulée  « Autres méthodes et moyens qui s'offrent dans le cadre des organismes des Nations Unies pour mieux assurer la jouissance effective des droits de l'homme et des libertés fondamentales », l’Assemblée générale des Nations Unies affirmait :

 

« Reconnaissant que, conformément à la Déclaration universelle des droits de l'homme, l'idéal de l'être humain libre, libéré de la crainte et de la misère, ne peut être réalisé que si l'on crée des conditions permettant à chacun de jouir de ses droits économiques, sociaux et culturels, aussi bien que de ses droits civils et politiques » [nos soulignés][33].

 

En 1985, dans sa résolution Rés. AG 40/114 intitulée  « Indivisibilité et interdépendance des droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques », l’Assemblée générale des Nations Unies affirmait :

 

« Réaffirmant les dispositions de sa résolution 32/130 du 16 décembre 1977, qui stipulent que tous les droits de l'homme et toutes les libertés fondamentales sont indivisibles et interdépendants et que la promotion et la protection d'une catégorie de droits ne sauraient en aucun cas dispenser ou décharger les États de l'obligation de promouvoir et de protéger les autres droits ; Convaincue que la pleine réalisation des droits civils et politiques est intrinsèquement liée à la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels » [nos soulignés][34].

 

En 1985, dans sa résolution Rés. AG 40/124 intitulée  « Alternative approaches and ways and means within the United Nations system for improving the effective enjoyment of human rights and fundamental freedoms », l’Assemblée générale des Nations Unies affirmait :

 

« Reiterating once again that the establishment of the new international economic order is an essential element for the effective promotion and full the enjoyment of human rights and fundamental freedoms for all ; Reiterating also its profound conviction that all human rights and fundamental freedoms are indivisible and interdependent and that equal attention and urgent consideration should be given to the implementation, promotion and protection of both civil and political and economic, social and cultural rights » [nos soulignés][35].

 

En 1993, dans sa résolution Rés. AG 48/121 intitulée  « Déclaration et programme d'action de Vienne », l’Assemblée générale des Nations Unies affirmait :

 

« 5. Tous les droits de l’homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des droits de l’homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance. S’il convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des Etats, quel qu’en soit le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales » [nos soulignés][36].

 

En 2000, dans sa résolution Rés. AG 55/2 intitulée  « Déclaration du Millénaire », l’Assemblée générale des Nations Unies affirmait :

 

« 24. Nous n’épargnerons aucun effort pour promouvoir la démocratie et renforcer l’état de droit, ainsi que le respect de tous les droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus sur le plan international, y compris le droit au développement.

 

25. Nous décidons par conséquent: De respecter et de faire appliquer intégralement la Déclaration universelle des droits de l’homme. De chercher à assurer, dans tous les pays, la promotion et la protection intégrale des droits civils et des droits politiques, économiques, sociaux et culturels de chacun » [nos soulignés][37].

 

En 2008, dans sa résolution Rés. AG 63/116 intitulée  « Soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme », l’Assemblée générale des Nations Unies affirmait :

« Aujourd’hui, nous, États Membres de l’Organisation des Nations Unies, réaffirmons que nous ne reculerons pas devant l’ampleur de la tâche. Nous réaffirmons notre volonté d’assurer la pleine réalisation de tous les droits de l’homme pour chacun, droits qui sont universels, indivisibles, indissociables et interdépendants et qui se renforcent mutuellement » [nos soulignés][38].

 

L’importance pour la dignité humaine des droits économiques, sociaux et culturels a également été rappelée par plusieurs éminents juristes[39] et commentateurs[40]. L'ancien premier ministre du Canada et professeur de droit, Pierre Elliot Trudeau, affirmait :

 

« Traditionally, the law was more concerned, with civil rights than with economic rights, and understandably so. Since the sixteenth century, western civilization had been evolving in a context of boundless opportunity, provided by expanding markets, inexhaustible resources and technological progress. The aim of the legal machinery was to free man from the fetters left over by medieval institutions, in order that each person might be at liberty to make the most out of the existing environment. Hence the legislators and lawyers were constantly called upon to fashion and to use legal instruments for the protection and development of civil rights and liberties.

 

Within such a legal framework, western man reached standards of living undreamed of four centuries previously. But in the process, he had set up institutions wherein the principle of maximum self-assertion by all was eventually to lead to maximum insecurity for many. Economic Darwinism produced a great incrcment in the wants and needs of industrial man, but not always the means to fulfill them adequately. More and more people began to realize that the concept of civil rights availed them little against such realities as economic exploitation or massive unemployment.

 

Lawyers were reminded that civil rights were only one aspect of human rights, and that they were living in times when they could-ill afford to neglect that other aspect, called economic rights. If the law was to be, as Dean Pound put it, "a continually more efficacious social engineering", it would have to provide a framework from which many of the existing causes of social friction and economic waste would be eradicated, and within which many economic "necessities" would acquire the dignity and authority of "rights" (...)

 

Yet if this society does not evolve an entirely new set of values, if it does not set itself urgently to producing those services which private enterprise is failing to produce, if it is not determined to plan its development for the good of all rather than for the luxury of the few, and if every citizen fails to consider himself as the co-insurer of his fellow citizen against all socially-engineered economic calamities, it is vain to hope that Canada will ever really reach freedom from fear and freedom from want. Under such circumstances, any claim by lawyers that they have done their bit by upholding civil liberties will be dismissed as a hollow mockery » [nos soulignés][41].

 

L'ancien premier ministre du Canada, Lester B. Pearson, affirmait également :

 

« Liberalism (...) believes (...) that it is the first purpose of government to legislate for the liberation and development of the human personality. This includes the negative requirement of removing anything that stands in the way of individual and collective progress (...) The Liberal Party, however, must also promote the positive purpose of ensuring that all citizens, without any discrimination, will be in a position to take advantage of the opportunities opened up ; of the freedoms that have been won » [nos soulignés][42].

 

L'ancien ministre québécois et professeur de droit, Jacques Yvan Morin, affirmait :

 

« Les responsabilités et pouvoirs étant partagés, rien n'interdit à la Legislature du Quebec d'adopter sa propre déclaration des droits économiques et sociaux. I1 n'existe pas de véritable démocratie politique qui ne soit, dans une large mesure, une démocratie économique. Sans le droit au travail, sans la liberté de former des associations syndicales, sans un niveau de vie minimum et le droit d'occuper un emploi en l'absence de toutes distinctions de race, de croyance ou d'origine, les "droits politiques" ne seraient qu'une expression vide de sens » [nos soulignés][43].

 

Le professeur de droit, Peter W. Hogg, affirmait également :

 

« Without a decent income, housing, health care and education, an individual cannot be free in the sense of being able to fulfil his or her potentiality, and he or she certainly cannot be equal with those who do enjoy those things » [nos soulignés][44].

 

L'ancienne juge à la Cour suprême du Canada et haute-commissaire des Nations-Unies aux droits de l'homme, Louise Arbour, affirmait :

 

« Human rights embody an international consensus on the minimum conditions for a life of dignity. But human rights are not a utopian ideal (...) These truths are laid bare in Canada’s very hesitant recognition and selective implementation of some of its international human rights obligations. But sixty years of disclaiming or belittling the equal status of socio-economic rights as enforceable human rights, fundamental to the equal worth and dignity of all Canadians, rings hollow and disingenuous in the light of international and comparative experience. There is nothing to fear from the idea of socio-economic rights as real, enforceable, human rights on equal footing with all other human rights, and no cause for simplistic or categorical distinctions between these rights, and rights described as ‘civil and political.’ Human rights obligations require no more or less than reasonable efforts within the maximum extent that resource constraints permit, with priorities determined through inclusive democratic processes, and with an abiding concern for the situation of the most disadvantaged. The possibility for people themselves to claim their human rights entitlements through legal processes is essential so that human rights have meaning for those most at the margins, a vindication of their equal worth and human agency. There will always be a place for charity, but charitable responses are not an effective, principled or sustainable substitute for enforceable human rights guarantees » [nos soulignés][45].

 

Tous les droits de l'homme étant indissociables[46] et interdépendants[47], la jouissance complète et pour tous des droits civils et politiques dans une économie industrielle est impossible, selon l'Assemblée générale des Nations Unies, « sans celle des droits économiques, sociaux et culturels »[48], car en l'absence de ces derniers les droits civils et politiques, qui visent à libérer les individus des contraintes politiques et à assurer une liberté (négative)[49], deviennent l'apanage des personnes économiquement plus favorisées (une minorité)[50]. Comme le souligne Albie Sachs : « A couple of hundred years have passed. We now have international conventions, thinking has broadened quite a lot, and rights are not just the rights for the patriarchal male who owned a piece of property »[51]. La juge Claire l’Heureux-Dubé de la Cour suprême du Canada affirme :

 

« The rights set out in the Universal Declaration are built upon the foundation of equality. This document defines nothing short of the conditions necessary for full and equal participation in society. It, and the numerous international human rights provisions that have built upon its ideas and spirit, are beacons that remind us of what is needed for all citizens to enjoy an equal opportunity to flourish and to realize their dreams » [nos soulignés][52].

 

Les droits économiques, sociaux et culturels sont donc nécessaires afin de libérer les personnes moins favorisées des contraintes économiques et sociales qui les empêchent de jouir pleinement des droits civils et politiques. Ils permettent ainsi d'assurer à tous, dans les faits et non dans l'abstrait[53], une réelle liberté[54]. Le juriste et philosophe du droit H.L.A. Hart explique :

 

« But it is of course an ancient insight that for a meaningful life not only the protection of freedom from deliberate restriction but opportunities and resources for its exercise are needed. Except for a few privileged and lucky persons, the ability to shape life for oneself and lead a meaningful life is something to be constructed by positive marshalling of social and economic resources. It is not something automatically guaranteed by a structure of negative rights. Nothing is more likely to bring freedom into contempt and so endanger it than failure to support those who lack, through no fault of their own, the material and social conditions and opportunities which are needed if a man's freedom is to contribute to his welfare » [nos soulignés][55].

 

L'historien des idées et philosophe Isaiah Berlin affirmait également :

 

« It is true that to offer political rights, or safeguards against intervention by the state, to men who are half-naked, illiterate, underfed, and diseased is to mock their condition; they need medical help or education before they can understand, or make us of, an increase in their freedom. What is freedom to those who cannot make use of it ? Without adequate conditions for the use of freedom, what is the value of freedom ? »[56].

 

Selon André Liebich, les libéraux classiques ne pouvaient d'ailleurs pas concevoir qu'un homme soit réellement libre s'il n'était pas propriétaire. Il ajoute que ce postulat peut engendrer deux conceptions différentes du libéralisme classique : soit que seuls les propriétaires sont citoyens à plein titre soit que la propriété doit être universalisée afin que la liberté individuelle soit réelle[57]. Conformément à cette deuxième conception du libéralisme classique, la Déclaration universelle des droits de l'homme profondément concernée par la justice sociale[58] proclame que l'idéal de l'être humain libre, libéré à la fois de la crainte et de la misère[59], ne peut être réalisé que par le respect des droits économiques, sociaux et culturels[60]. Cette liberté de vivre à l'abri du besoin et de la misère avait d'ailleurs été proclamée comme l'une des quatre libertés humaines essentielles par le 32e Président démocrate des États-Unis, Franklin D. Roosevelt, dans son discours du 6 janvier 1941 sur l'état de l'Union (discours des quatre libertés)[61] Constatant l'échec des droits civils et politiques à assurer, dans une économie industrielle, l'égalité pour tous dans la poursuite du bonheur[62], Roosevelt proposa, dans son discours du 11 janvier 1944 sur l'état de l'Union, une seconde déclaration des droits garantissant des droits économiques[63]. Cette seconde déclaration et la Charte Atlantique du 14 août 1941 qui lui succéda[64] influençèrent grandement la Déclaration universelle des droits de l'homme[65]  et s'inscrivent, selon Isaiah Berlin, dans la philosophie libérale de John Stuart Mill[66]. Dans son discours du 11 janvier 1944, préfiguré par l’ancien Président des États-Unis Woodrow Wilson[67], Franklin D. Roosevelt affirme :

 

« An equally basic essential to peace is a decent standard of living for all individual men and women and children in all Nations. Freedom from fear is eternally linked with freedom from want (...) We have come to a clear realization of the fact that true individual freedom cannot exist without economic security and independence. "Necessitous men are not free men." People who are hungry and out of a job are the stuff of which dictatorships are made. In our day these economic truths have become accepted as self-evident. We have accepted, so to speak, a second Bill of Rights under which a new basis of security and prosperity can be established for all regardless of station, race, or creed (...) One of the great American industrialists of our day—a man who has rendered yeoman service to his country in this crisis-recently emphasized the grave dangers of "rightist reaction" in this Nation. All clear-thinking businessmen share his concern » [nos soulignés][68].

 

Les droits économiques, sociaux et culturels ne permettent pas seulement d'assurer une réelle liberté pour tous, mais donnent également, selon le comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, du pouvoir aux personnes faibles[69], pauvres[70], défavorisées et vulnérables en aidant à égaliser la distribution des pouvoirs dans la société et entre les sociétés[71]. À ce propos le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies précise :

 

« While the common theme underlying poor people’s experiences is one of powerlessness, human rights can empower individuals and communities. The challenge is to connect the powerless with the empowering potential of human rights. Although human rights are not a panacea, they can help to equalize the distribution and exercise of power within and between societies » [nos soulignés][72].

 

Le statut des droits économiques, sociaux et culturels, comme véritables droits de l'homme, a cependant parfois été remis en cause[73]. Les deux principaux arguments[74] sont à l'effet que ces droits ne sont pas de véritables droits de l'homme en soi, mais ne deviennent de véritables droits (en renvoyant à des obligations corrélatives) qu'une fois institutionnalisés (« institutionalization critique »)[75] et qu'ils ne sont pas dans les faits réalisables pour tous (« feasibility critique »)[76]. Les libertariens, par exemple, considèrent que les seuls droits de l'homme sont les droits civils et politiques[77] et que les droits économiques, sociaux et culturels ne sont pas de véritables droits et ne devraient donc pas être justiciables[78]. En 2004, le philosophe et économiste Amartya Sen a réfuté cette prétention et les arguments avancés à son soutien[79]. Le comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies rejette également cette prétention et défend la justiciabilité de ces droits :

 

« In relation to civil and political rights, it is generally taken for granted that judicial remedies for violations are essential. Regrettably, the contrary assumption is too often made in relation to economic, social and cultural rights. This discrepancy is not warranted either by the nature of the rights or by the relevant Covenant provisions. The Committee has already made clear that it considers many of the provisions in the Covenant to be capable of immediate implementation (...) The adoption of a rigid classification of economic, social and cultural rights which puts them, by definition, beyond the reach of the courts would thus be arbitrary and incompatible with the principle that the two sets of human rights are indivisible and interdependent. It would also drastically curtail the capacity of the courts to protect the rights of the most vulnerable and disadvantaged groups in society » [nos soulignés][80].

 

L'ancienne juge à la Cour suprême du Canada et haute-commissaire des Nations-Unies aux droits de l'homme, Louise Arbour, affirmait :

 

« Whatever cause there may have been to question the equal status and justiciability of economic, social and cultural rights 60 years ago, one thing is clear: there is no basis for categorical disclaimers today. The equal status, indivisibility and inter-dependence of all human rights have been affirmed unanimously and repeatedly by the international community of States, most notably at the Vienna World Conference on Human Rights (1993) and in 2000 at the Millennium Summit. Socio-economic rights have the status of binding law under a multitude of international human rights treaties, some enjoying near universal ratification, as well as in the Inter-American, African and European regional human rights systems, where procedures are in place to ensure that violations of these rights are redressed (…)


As is the case for civil and political rights, economic and social rights may – and in many circumstances must – be backed by legal remedies. Courts the world over have been playing an increasingly vital role in enforcing socio-economic rights, within the bounds of their justiciability, bringing them from the realms of charity to the reach of justice » [nos soulignés][81].

 

Certains philosophes[82] et certains juristes[83] ont même rejeté la division traditionnelle entre droits négatifs et droits positifs.

 

            L'engagement de la Déclaration universelle des droits de l'homme envers la dignité humaine inspira de nombreux instruments internationaux et régionaux subséquents relatifs aux droits de l'homme[84]. Cet engagement envers la dignité humaine fut réitéré avec force dans la résolution 41/120 de l'Assemblée générale des Nations Unies qui invita les États membres et les organismes des Nations Unies de garder à l'esprit, lorsqu'ils élaborent des instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme, la directive selon laquelle ces instruments devraient « revêtir un caractère fondamental et procéder de la dignité et de la valeur inhérentes de la personne humaine »[85].

 

            Entre les années 1950 et 2000, nous avons recensé plusieurs conventions et déclarations internationales ayant incorporé le terme de dignité humaine. Celles-ci porte principalement sur la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution (même consentante)[86], l'abolition de l'esclavage[87],  les droits du déficient mental[88], l'environnement[89], l'élimination et la répression du crime d'apartheid[90], l’élimination définitive de la faim et de la malnutrition[91], les droits des personnes handicapées[92], l'utilisation du progrès de la science et de la technique[93], la race et les préjugés raciaux[94], l'application des lois[95], les discriminations à l'égard des femmes[96], l'élimination de toutes formes d'intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction[97], la torture et les peines cruelles et inusitées[98], les principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d'abus de pouvoir[99],  les droits des enfants[100], la peine capitale[101], les droits des travailleurs migrants[102], le traitement des détenus[103], la protection des mineurs privés de liberté[104], la protection des personnes atteintes de maladie mentale[105], l'élimination de la violence à l'égard des femmes[106], la tolérance[107], les responsabilités des générations présentes envers les générations futures[108], la recherche sur le génome humain[109], le clonage reproductif[110], la création de la Cour pénale internationale[111], la diversité culturelle[112], la collecte, le traitement, l'utilisation et la conservation des données génétiques humaines[113], la bioéthique et les droits de l'homme[114], le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l'homme et de violations graves du droit international humanitaire[115], la justice sociale[116], les droits des personnes handicapées[117] et la protection des personnes contre les disparitions forcées[118]. Parmi les nombreux documents internationaux portant sur les droits de l'homme, neuf d'entre eux nous paraissent particulièrement importants par leur impact sur la dignité humaine : la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1966), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966), l'Acte final d'Helsinki (1975), la résolution 40/124 de l'Assemblée générale des Nations Unies (1985), la Déclaration sur le droit au développement (1986), la Déclaration et programme d'action de Vienne (1993), la Déclaration du millénaire (2000) et le document final du sommet mondial des Nations Unies (2005).

            Dans les années 60, trois conventions internationales des droits de l'homme, que le Canada a ratifiées[119], confirment l'importance et la place centrale que la Déclaration universelle des droits de l'homme a conféré à la dignité humaine dans les droits de l'homme[120] : la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1966)[121], le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966)[122] et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966)[123]. Bien que ces trois conventions soient particulièrement importantes pour la dignité humaine, les deux Pactes internationaux jouent un rôle prépondérant en précisant, sans toutefois les remplacer[124], les grands principes souscrits dans la Déclaration universelle des droits de l'homme[125] et en mentionnant explicitement dans leur préambule que les droits de l'homme « découlent de la dignité inhérente à la personne humaine »[126].

            En 1975, lors de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, le Canada signe l'Acte final d'Helsinki[127]. Celui-ci dispose :

 

« Les États participants respectent les droits de l'homme et les libertés fondamentales (...) Ils favorisent et encouragent l'exercice effectif des libertés et droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et autres qui découlent tous de la dignité inhérente à la personne humaine et qui sont essentiels à son épanouissement libre et intégral » [nos soulignés][128].

 

            En 1985, l'Assemblée générale des Nations Unies adopte la résolution 40/124 dans laquelle elle exprime « sa conviction profonde » dans l'importance d'accorder une attention égale et urgente à l'implantation, la promotion et la protection des droits civils et politiques ET des droits économiques, sociaux et culturels[129]. Elle insiste également sur le fait que le respect de la dignité humaine exige non seulement le respect au niveau national des droits économiques, sociaux et culturels, mais également la fin de l'ordre économique international injuste[130] par l'implantation d'un « nouvel ordre économique international »[131] fondé sur la justice, l'équité et la coopération entre les États, conformément à la Déclaration concernant l'instauration d'un nouvel ordre économique international adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies en 1974 dans sa résolution 3201 (S-VI)[132]. L'UNESCO ajoute que

 

« L’instauration d’un nouvel ordre économique international dépend non seulement de facteurs politiques et économiques, mais aussi de facteurs socio-culturels, dont le rôle dans le développement ne cesse de croître et qui sont essentiels dans la lutte des peuples contre toute forme de domination » [nos soulignés][133].

 

            En 1986, l'Assemblée générale des Nations Unies adopte la Déclaration sur le droit au développement dans laquelle elle mentionne notamment que tous les droits de l'homme sont indivisibles et interdépendants et que « la réalisation, la promotion et la protection des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels doivent bénéficier d'une attention égale et être envisagés avec une égale urgence » [nos italiques][134]. Elle ajoute que des efforts devraient être déployés afin d'instaurer un nouvel ordre économique international[135].

            En 1993, lors de la Conférence mondiale sur les droits de l'homme, l'Assemblée générale des Nations Unies adopte la Déclaration et programme d'action de Vienne[136]. Cette déclaration, qui lie le Canada[137], réaffirme dans son préambule « que tous les droits de l'homme découlent de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine »[138]. Elle introduit également dans plusieurs de ses dispositions le concept de dignité humaine et mentionne à ses articles 1 et 5 que « les droits de l'homme et les libertés fondamentales sont inhérents à tous les êtres humains », qu'ils ont tous la même importance et qu'ils « sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés ».

            En 2000, l'Assemblée générale des Nations Unies adopte la Déclaration du millénaire. Dans celle-ci, les États membres de l'Assemblée, dont le Canada, réitèrent l'importance pour tous les États membres de protéger intégralement les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels de chacun[139]. Cette déclaration souligne également les valeurs fondamentales qui doivent sous-tendre les relations internationales au XXIe siècle[140]. Parmi celles-ci, la déclaration mentionne la liberté, qu'elle définit comme le droit de vivre et d’élever ses enfants dans la dignité, « à l’abri de la faim et sans craindre la violence, l’oppression ou l’injustice » [nos italiques] et l'égalité, qu'elle définit comme l'égalité des droits et des chances pour les hommes et les femmes. Finalement, la déclaration souligne l'importance de protéger les personnes les plus vulnérables au nom de la dignité humaine :

 

« Nous reconnaissons que, en plus des responsabilités propres que nous devons assumer à l’égard de nos sociétés respectives, nous sommes collectivement tenus de défendre, au niveau mondial, les principes de la dignité humaine, de l’égalité et de l’équité. En tant que dirigeants, nous avons donc des devoirs à l’égard de tous les citoyens du monde, en particulier les personnes les plus vulnérables, et tout spécialement les enfants, à qui l’avenir appartient » [nos soulignés][141].

 

En 2005, le document final du sommet mondial des Nations Unies réitère le souci de protéger les personnes les plus vulnérables au nom de la dignité humaine :
 
Nous soulignons que les êtres humains ont le droit de vivre libres et dans la dignité, à l’abri de la pauvreté et du désespoir. Nous estimons que toutes les personnes, en particulier les plus vulnérables, ont le droit de vivre à l’abri de la peur et du besoin et doivent avoir la possibilité de jouir de tous leurs droits et de développer pleinement leurs potentialités dans des conditions d’égalité” [nos soulignés][142].
 

            En résumé, la dignité humaine fit son apparition dans des textes légaux au début du 20e siècle. Elle fut consacrée en droit international en 1945 dans l'Acte constitutif de l'UNESCO et dans la Charte des Nations Unies. Elle fut ensuite introduite dans plusieurs documents internationaux notamment en 1948 dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et en 1966 dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

 

Conformément à l'esprit de ces trois documents internationaux relatifs aux droits de l'homme, à l'Acte final d'Helsinki (1975), à la résolution 40/124 de l'Assemblée générale des Nations Unies (1985), à la Déclaration sur le droit au développement (1986), à la Déclaration et programme d'action de Vienne (1993), à la Déclaration du millénaire (2000) et au document final du sommet mondial des Nations Unies (2005), la dignité humaine commande non seulement de libérer les êtres humains de la terreur et de la peur, mais également de la misère et du besoin[143]. C'est pourquoi les droits de la personne énoncés dans ces documents internationaux sont à la fois de natures civils et politiques et de natures économiques, sociaux et culturels[144]. Selon la Déclaration universelle des droits de l'homme, les droits économiques, sociaux et culturels sont, dans une économie industrielle et en particulier depuis l'émergence de nouveaux dangers d'une économie mondialisée[145], aussi indispensables que les droits civils et politiques à la dignité humaine et au libre développement de la personnalité[146]. En effet, selon le Projet de pacte international relatif aux droits de l'homme (1950), « l'homme privé des droits économiques, sociaux et culturels ne représente pas cette personne humaine que la Déclaration universelle envisage comme l'idéal de l'homme libre » [147]. En 1948, le Comité d’experts de l’UNESCO avait définit la liberté ainsi :

 

« By liberty they mean more than only the absence of restraint. They mean also the positive organization of the social and economic conditions within which men can participate to a maximum as active members of the community and contribute to the welfare of the community at the highest level permitted by the material development of the society. This liberty can have meaning only under democratic conditions, for only in democracy is liberty set in that context of equality which makes it an opportunity for all men and not some men only » [nos soulignés][148].

 

La Déclaration du millénaire (2000) étaye ce point de vue et définit la liberté comme le droit de vivre et d’élever ses enfants dans la dignité, « à l’abri de la faim et sans craindre la violence, l’oppression ou l’injustice ». Finalement, la dignité humaine commande également, conformément à la Déclaration du millénaire (2000) et au document final du sommet mondial (2005), une protection particulière des personnes les plus vulnérables.

1.2. Droit interne canadien

 

            La reconnaissance de la dignité humaine et l'essor des droits de la personne en droit international ont, selon l'ancien juge en chef Dickson de la Cour suprême du Canada[1], contribué à l'adoption en 1982 de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après Charte canadienne)[2] laquelle constitue le principal véhicule garantissant la dignité humaine et donnant effet aux droits de la personne reconnus à l’échelle internationale[3]. En adoptant et en enchâssant dans la Constitution formelle la Charte canadienne[4], qui garantit des droits civils et politiques[5], le Canada a honoré ses engagements internationaux à l'égard de la dignité humaine[6]. Les obligations du Canada en vertu des deux Pactes internationaux ne sont pas les mêmes. En vertu de l'article 2 (1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le gouvernement fédéral est tenu de respecter et de garantir immédiatement à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de ses compétences les droits reconnus dans le Pacte[7]. En revanche, en vertu de l'article 2(1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le gouvernement fédéral est seulement tenu « d'assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le présent Pacte par tous les moyens appropriés, y compris en particulier l'adoption de mesures législatives ». Il peut donc protéger les droits économiques, sociaux et culturels par des mesures législatives ou en rendant ces droits justiciables[8]. Néanmoins, le comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies souligne que le fardeau revient aux États de démontrer que les moyens pris pour assurer le plein exercice des droits sont appropriés. De plus, il insiste sur le fait que l'absence de remèdes judiciaires rend cette démonstration très difficile. Il affirme :

 

« The International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights contains no direct counterpart to article 2, paragraph 3 (b), of the International Covenant on Civil and Political Rights, which obligates States parties to, inter alia, "develop the possibilities of judicial remedy". Nevertheless, a State party seeking to justify its failure to provide any domestic legal remedies for violations of economic, social and cultural rights would need to show either that such remedies are not "appropriate means" within the terms of article 2, paragraph 1, of the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights or that, in view of the other means used, they are unnecessary. It will be difficult to show this and the Committee considers that, in many cases, the other means used could be rendered ineffective if they are not reinforced or complemented by judicial remedies »[9].

 

Il souligne également que dans la mesure où les obligations des États envers les droits économiques, sociaux et culturels sont rencontrées, le Pacte est neutre quant au choix du système économique (capitaliste ou socialiste). Il affirme :

 

« The Committee notes that the undertaking “to take steps ... by all appropriate means including particularly the adoption of legislative measures” neither requires nor precludes any particular form of government or economic system being used as the vehicle for the steps in question, provided only that it is democratic and that all human rights are thereby respected. Thus, in terms of political and economic systems the Covenant is neutral and its principles cannot accurately be described as being predicated exclusively upon the need for, or the desirability of a socialist or a capitalist system, or a mixed, centrally planned, or laissez-faire economy, or upon any other particular approach. In this regard, the Committee reaffirms that the rights recognized in the Covenant are susceptible of realization within the context of a wide variety of economic and political systems, provided only that the interdependence and indivisibility of the two sets of human rights, as affirmed inter alia in the preamble to the Covenant, is recognized and reflected in the system in question. The Committee also notes the relevance in this regard of other human rights and in particular the right to development » [nos soulignés][10].

Ces engagements internationaux découlent de son adhésion à la Charte des Nations Unies et de la ratification de la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966)[11]. Les garanties énoncées dans ces documents internationaux font non seulement consensus dans la communauté internationale[12], mais constituent également des principes que le Canada[13] et les provinces[14] se sont engagés à respecter. Elles peuvent, par conséquent, servir à interpréter le contenu des droits garantis par la Charte canadienne[15] et à aider à définir ce qui peut constituer des objectifs suffisamment urgents et réels pour restreindre des droits fondamentaux conformément à l'article 1 de la Charte canadienne[16]. Comme l'a reconnu à mainte reprise la Cour suprême du Canada, « il faut présumer que la Charte accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne »[17].

            L'adoption de la Charte canadienne a fait passé le Canada « du système de la suprématie parlementaire à celui de la suprématie constitutionnelle »[18]. Il traduit ainsi la volonté des gouvernements fédéraux et provinciaux « de limiter leur souveraineté législative de manière à ne pas violer certains droits et certaines libertés »[19] découlant « de la dignité inhérente à la personne humaine »[20] et essentiels à la préservation de celle-ci[21]. Lorsqu'une majorité parlementaire est tentée de violer des droits fondamentaux en vue de réaliser plus facilement et plus efficacement des objectifs collectifs, la Charte canadienne vient, par le truchement des tribunaux, garantir le respect des droits fondamentaux[22]. En tant qu' « instrument de contrôle des pouvoirs du gouvernement sur le particulier »[23], la Charte canadienne a donc pour objet « "la protection constante des droits et libertés individuels" »[24]. Ces droits et libertés fondamentaux garantis par la Charte canadienne sont cependant généraux, abstraits et souvent vagues[25]. C'est pourquoi dès les premiers arrêts portant sur l'interprétation de la Charte canadienne, l'ancien juge en chef Dickson insista sur l'importance de situer la Charte canadienne dans son contexte linguistique, philosophique et historique[26]. Le juge Dickson affirme :

 

« En même temps, il importe (…) de se rappeler que la Charte  n'a pas été adoptée en l'absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l'illustre l'arrêt de Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » [nos soulignés][27].

 

Le contexte philosophique dans lequel s'insère la Charte canadienne peut s'inférer des commentaires des juges de la Cour suprême du Canada, des nombreuses références faites par les juges de la Cour suprême du Canada aux philosophes politiques et par la doctrine.

 

            Dans l'arrêt R c. Morgentaler (1988), la juge Wilson (majoritaire) démontre bien l'influence de la philosophie libérale sur la Charte canadienne lorsqu'elle affirme :

 

« La Charte est fondée sur une conception particulière de la place de l'individu dans la société. Un individu ne constitue pas une entité totalement coupée de la société dans laquelle il vit. Cependant, l'individu n'est pas non plus un simple rouage impersonnel d'une machine subordonnant ses valeurs, ses buts et ses aspirations à celles de la collectivité. L'individu est un peu les deux (...) Ainsi, les droits garantis par la Charte érigent autour de chaque individu, pour parler métaphoriquement, une barrière invisible que l'État ne sera pas autorisé à franchir. Le rôle des tribunaux consiste à délimiter, petit à petit, les dimensions de cette barrière » [nos soulignés][28].

 

Dans l'arrêt R. c. Van der Peet (1996), le juge en chef Lamer (pour la majorité) énonce clairement et sans ambiguïté que la philosophie libérale a indirectement inspiré la Charte canadienne :

« Selon la philosophie libérale du Siècle des Lumières, qui a inspiré le Bill of Rights des États-Unis et, plus indirectement, la Charte, les droits appartiennent à tous les membres de la société, étant donné que chacun a droit à la dignité et au respect. Les droits sont généraux et universels ; ils constituent la manière dont la « dignité inhérente » à chaque individu dans la société est respectée: R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, à la p. 136; R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 336 » [nos soulignés][29].

 

De même, dans l'arrêt Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (2000), le juge Binnie (pour la Cour) cite l'ancien premier ministre du Canada, Pierre Elliot Trudeau, notoirement reconnu pour son rôle dans l'adoption de la Charte canadienne. Ce dernier affirme :

« L’adoption même d’une charte constitutionnelle s’inscrit dans la ligne la plus pure de l’humanisme libéral : tous les membres de la société civile jouissent de certains droits fondamentaux inaliénables, et ils ne peuvent en être privés par aucune collectivité (État, Gouvernement) ni au nom d’aucune collectivité (nation, ethnie, religion ou autre) » [nos soulignés][30].

 

            De plus, les références aux philosophes libéraux appartenant au Siècle des lumières, dans le cadre de l'interprétation de la Charte canadienne, ne manquent pas[31]. En effet, dans l'arrêt R c. Jones (1986), la juge Wilson (dissidente) a, dans l'interprétation du droit à la liberté, expressément adhéré à la conception de la liberté du philosophe John Stuart Mill[32]. Or cette conception de la liberté représente désormais l'état du droit actuel[33]. Dans l'arrêt Dolphin Delivery (1986), le juge McIntyre (pour la majorité) a, dans son interprétation de la liberté d'expression, cité le philosophe John Stuart Mill afin de démontrer l'importance dans une démocratie représentative de pouvoir exprimer des idées divergentes et d'en discuter[34]. Dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.) (1987), le juge McIntyre (pour la majorité) a, dans son interprétation de la liberté d'association, cité le philosophe Alexis de Tocqueville afin de démontrer que la réalisation de certains objectifs par l'exercice des droits individuels « est généralement impossible sans l'aide et la coopération d'autrui »[35] et que « les associations servent à éduquer leurs membres sur le fonctionnement des institutions démocratiques »[36]. Dans le même arrêt, le juge Dickson (dissident) a, dans l'interprétation de la liberté d'association, cité à la fois Alexis de Tocqueville et John Stuart Mill[37]. Dans l'arrêt Edmonton Journal (1989) qui portait sur la question de savoir si une restriction à la liberté de la presse de publier les causes portées devant les tribunaux portait atteinte à la liberté d'expression, la juge Wilson (pour la majorité) a cité le philosophe et juriste Jeremy Bentham afin de démontrer l'importance traditionnellement accordée dans notre système de justice à la publicité du processus judiciaire[38]. Finalement, dans l'arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem (2004), le juge Iacobucci (pour la majorité) a, dans son interprétation de la liberté de religion, cité le philosophe John Stuart Mill afin de souligner les limites à la liberté[39].

            À la lecture des propos tenus par les juges de la Cour suprême du Canada dans les arrêts R c. Big M Drug Mart (1985)[40], R c. Oakes (1986)[41], R c. Morgentaler (1988)[42], R. c. Van der Peet (1996)[43] et Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (2000)[44] et considérant les références relativement fréquentes de la Cour à des philosophes libéraux appartenant au Siècle des lumières, il ressort clairement de l'analyse que l'adoption de la Charte canadienne s'inscrit, selon nous, dans le courant de la philosophie libérale classique du Siècle des Lumières du XVIIe et XVIIIe siècle. La doctrine consultée à ce sujet confirme notre prétention[45]. Bien que ce courant philosophique ne soit pas monolithique[46] et qu'ils existent différentes traditions (libéralisme de droite et libéralisme de gauche)[47], chacune d'entre elles partage trois préceptes de base : seul l'individu compte, chaque individu compte pour un et nul ne compte pour plus d'un et tous sont considérés comme des agents moraux capables de poursuivre de manière indépendante des objectifs personnels[48]. Ce courant philosophique a non seulement inspiré la Charte canadienne, mais également la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (1789) enchâssée dans la Constitution française, le Bill of Rights de la Constitution des États-Unis (1791) ainsi que les instruments internationaux des droits de la personne[49].

            Cette philosophie libérale et le mouvement international des droits de la personne qui s'en inspire[50] consacrent les valeurs morales et les principes propres à l'idéal d'une société libre et démocratique[51] parmi lesquelles on retrouve notamment la liberté, la dignité et la justice sociale[52]. En préservant l'ensemble des valeurs morales et des principes « essentiels à une société libre et démocratique »[53] et qui « découlent d'un large consensus social » dans la société canadienne et dans toutes les démocraties occidentales[54], la Charte canadienne n'est pas neutre, mais perfectionniste selon Luc B. Tremblay[55] en ce qu'elle poursuit vraisemblablement l'idéal d'une société libre et démocratique[56]. Ces « valeurs morales substantives »[57], qui reposent sur une conception libérale du bien[58], confèrent aux lois leur légitimité[59] et sont à l'origine des droits et libertés fondamentaux[60]. Elles servent donc à la fois à garantir les droits prévus dans la Charte canadienne et à justifier une restriction à ces droits[61]. Elles aident ainsi les tribunaux à interpréter les droits et libertés fondamentaux[62] et à déterminer si une « restriction d'un droit ou d'une liberté constitue [...] une limite raisonnable » au sens de l'article premier de la Charte canadienne[63]. En effet, dans l'arrêt R c. Oakes (1986), le juge Dickson (pour la majorité) affirme que

 

« Les valeurs et les principes sous-jacents d'une société libre et démocratique sont à l'origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu'une restriction d'un droit ou d'une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer » [nos soulignés][64].

 

Ces valeurs morales essentielles à une société libre et démocratique ne doivent pas être confondues avec les quatre principes constitutionnels fondamentaux qui guident l'interprétation de la Constitution canadienne à savoir le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et le respect des droits des minorités[65].

            La constitutionnalisation des droits et des libertés dans la Charte canadienne vise essentiellement à protéger et à promouvoir ces « valeurs morales substantives »[66] et ces principes essentiels à une société libre et démocratique[67] parmi lesquels figure au premier plan la dignité humaine[68]. En effet, selon l'honorable juge Bastarache, la Charte canadienne est « l'expression ultime et profondément canadienne de la primauté accordée à la liberté et à la dignité humaine »[69]. En tant que valeur[70] et  principe[71] d'une société libre et démocratique, la dignité humaine est « la pierre angulaire d'un gouvernement démocratique »[72]. Bien que la Charte canadienne n'en fasse pas expressément mention[73], elle au coeur de celle-ci[74] et constitue l'une de ses valeurs inhérentes et intrinsèques[75]. Elle constitue également « le fondement même de la tradition politique dans laquelle s'insère la Charte »[76] et le « concept qui sous-tend tous les droits garantis par la Charte »[77]. C'est parce que tout être humain possède une « dignité inhérente » que la société doit lui reconnaître des droits et libertés « intrinsèques »[78]. Bien qu'elle ne soit pas en soi un droit fondamental garanti par la Charte canadienne[79] ni un principe de justice fondamentale au sens de l'art.7 de la Charte canadienne[80], elle est la source de plusieurs principes de justice fondamentale (dont les articles 8 à 14 de la Charte canadienne)[81] et est l'un des fondements de notre système d'administration de la justice[82].

            D'autres lois canadiennes et québécoises portant sur les droits de la personne consacrent également la dignité humaine comme valeur centrale.

            En outre, la Déclaration canadienne des droits[83], une loi fédérale quasi-constitutionnelle[84] adoptée en 1960, reconnaît explicitement la dignité humaine en énonçant clairement dans son préambule que « Le Parlement du Canada proclame que la nation canadienne repose sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu, la dignité et la valeur de la personne humaine »[85].

            De même, la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après Charte québécoise)[86], une loi québécoise quasi-constitutionnelle[87] adoptée en 1975, reconnaît également l'importance de la dignité humaine en énonçant expressément dans son préambule « que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi »[88]. La dignité énoncée dans le préambule est « une valeur sous-jacente aux droits et libertés »[89] et est « l'une des pierres angulaires de la Charte »[90]. Elle peut, par conséquent, servir à leur interprétation[91]. Elle constitue également l'objectif visé par la Charte québécoise. En effet, la Cour suprême du Canada a reconnu que l'objectif général poursuivi par la Charte québécoise est, conformément à son préambule[92], « la protection du droit à la dignité et à l'égalité de tout être humain »[93]. Comme la Charte canadienne, elle érige donc la dignité humaine au rang de valeur fondamentale. Cependant, elle diffère de la Charte canadienne à plusieurs points de vue. D'abord, contrairement à la Charte canadienne qui ne vise que les rapports publics[94], la Charte québécoise vise également les rapports privés[95]. De plus, contrairement à la Charte canadienne qui a été interprétée par les tribunaux de manière à ne garantir que des droits civils et politiques[96], elle énonce à la fois des droits civils et politiques et des droits économiques, sociaux et culturels[97] conformément à l'idéal de l'homme libre tel qu'envisagé par la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948)[98], le Projet de pacte international relatif aux droits de l'homme (1950)[99], les deux Pactes internationaux (1966)[100], la résolution 40/124 de l'Assemblée générale des Nations Unies (1985), la Déclaration sur le droit au développement (1986), la Déclaration et programme d'action de Vienne (1993), la Déclaration du millénaire (2000), le document final du sommet mondial des Nations Unies (2005) et plusieurs éminents juristes[101]. Bien que les droits économiques, sociaux et culturels qu'elle énonce ne soient pas, dans l'état actuel du droit, juridiquement contraignants[102], à l'exception de l'article 48[103], ils servent de points de référence politique et moral pour la société québécoise et un rappel des exigences les plus fondamentales du contrat social entre la province et ses citoyens[104]. À titre de loi portant sur les droits de la personne, elle est plus complète que la Charte canadienne du fait qu'elle énonce des droits économiques, sociaux et culturels et qu'elle s'applique aux rapports privés[105]. Elle constitue souvent « le dernier recours des membres les plus vulnérables de la société »[106]. De plus, contrairement à la Charte canadienne[107], elle érige la dignité humaine au rang de droit individuel et consacre à son article 4 un « droit à la sauvegarde de sa dignité »[108]. Ce concept de « dignité » auquel réfère l'article 4 et le préambule de la Charte québécoise est analogue au concept de « dignité humaine » employée par les tribunaux dans leur interprétation de la Charte canadienne[109]. En effet, de par sa nature quasi-constitutionnelle, la Charte québécoise a une obligation de conformité avec les normes constitutionnelles, dont celles énoncées dans la Charte canadienne[110]. Pour cette raison, les Chartes, canadienne et québécoise, visent la protection de valeurs analogues[111].

            On retrouve également la dignité humaine dans plusieurs lois ordinaires et règlements tant québécois que canadiens[112]. Les lois et règlements québécois[113] touchent notamment aux droits de la personne[114], au droit du travail[115], à la protection de la jeunesse[116], à l'aide aux victimes d'actes criminels[117], au système correctionnel[118], à la santé[119], à la certification des ressources en toxicomanie ou en jeu pathologique[120] et à la pauvreté et à l'exclusion sociale[121]. Par ailleurs, les lois et règlements canadiens[122] touchent notamment aux droits de la personne[123], aux crimes de guerre et aux crimes contre l'humanité[124], au droit criminel[125], au système de justice pénale pour adolescent[126], au système correctionnel[127], à l'environnement[128], à la procréation assistée[129], au mariage civil[130] et à l'immigration et à la protection des réfugiés[131].

            Malgré son omniprésence dans les textes de loi, la dignité humaine n'a jamais été définie[132]. En conséquence, les tribunaux se sont employés à en circonscrire le sens et à lui attribuer une teneur juridique. Mais en dépit de leurs efforts, la dignité humaine demeure, de leur propre aveu, un concept juridique vague, ambigu et difficile d'application[133]. Une clarification du concept s'impose indubitablement. Mais avant de procéder à son éclaircissement (chapitre II et III), il convient tout d'abord d'exposer et de décrire les différentes conceptions de la dignité humaine identifiées par la Cour suprême du Canada (section II).

 

Section II : Les conceptions juridiques de la dignité humaine dans la jurisprudence et la doctrine canadienne

2.1. La jurisprudence canadienne

Introduction

            Il convient d'entré de jeu de préciser que seul le concept de « dignité humaine » fait l'objet de cette étude. Comme nous le verrons dans la deuxième partie de ce travail, la « dignité humaine » se distingue de l'usage général que l'on fait de nos jours du terme « dignité » lorsque l'on réfère, par exemple, au statut social ou à la dignité d'une fonction[134]. La Cour suprême du Canada a à l'occasion employé le terme générique de « dignité ». Par exemple, elle réfère directement, ou indirectement dans ses citations, aux termes suivants : « les dignités »[135], « la dignité royale »[136], « la dignité de son souverain »[137], « la dignité d'un État »[138], la dignité de la chambre des communes[139], la dignité du conseil canadien des relations de travail[140], « la dignité d'un juge »[141], « la dignité de la magistrature »[142], « la dignité de la Cour »[143], « la dignité du système judiciaire »[144], « la dignité de la profession »[145], « la dignité d'un avocat »[146], « la dignité des animaux »[147] et la dignité d'une oeuvre[148].

            La dignité humaine, en revanche, fut notamment invoquée dans des décisions de la Cour suprême du Canada portant sur des sujets aussi divers que la liberté de conscience[149], les droits linguistiques[150], la présomption d'innocence[151], la stérilisation forcée et non thérapeutique de personnes handicapées[152], les peines cruelles et inusitées[153], les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives[154], la vie privée[155], l'avortement[156], l'auto-incrimination[157], le harcèlement sexuel[158], la prostitution et la commercialisation des actes sexuels[159], la propagande haineuse[160], le multiculturalisme[161], l'agression sexuelle[162], la peine de mort[163], l'expulsion d'un résident permanent reconnu coupable d'un crime grave[164], le matériel obscène[165], l'aide au suicide[166], le droit médical[167], la réputation[168], le droit de choisir le lieu de sa résidence[169], le droit de gagner sa vie dans toute province[170], le droit à l'égalité[171], le verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux[172], la pornographie juvénile[173], le droit de vote[174], la brevetabilité des formes de vie supérieures[175], la décriminalisation de la marijuana[176], le droit des parents et des instituteurs d'employer une force raisonnable pour corriger un enfant ou un élève[177], l'indécence[178], le système public de santé[179] et la procréation assistée[180].

            Dans ses nombreux arrêts, la Cour suprême du Canada a employé différentes conceptions de la dignité humaine. À certains moments, elle assimile la dignité humaine à la liberté (section 2.1.1) alors qu'à d'autres moments la dignité humaine a un effet liberticide et sert à justifier une limite raisonnable à la liberté (section 2.1.2). La dignité humaine est également parfois assimilée à l'égalité (section 2.1.3)[181].

 

2.1.1. La dignité et la liberté

            Dans cette section, nous tenterons de démontrer comment la dignité humaine éclaire le concept de liberté de conscience et de religion (2.1.1.1), de liberté d'expression (2.1.1.2), de liberté d'association (2.1.1.3), de droit à la liberté et à la sécurité (2.1.1.4) et de droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives (2.1.1.5).

2.1.1.1 Liberté de conscience et de religion

 

            Dès les premiers arrêts rendus en vertu de la Charte canadienne, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur la signification de la liberté de conscience et de religion garantie à l'article 2a) de la Charte canadienne. Dans l'arrêt R c. Big M Drug Mart (1985), le juge Dickson (pour la majorité) a statué sur la constitutionnalité de la Loi fédérale sur le dimanche qui imposait à tous les citoyens, pour des motifs religieux, l'observance d'un jour de repos en interdisant le travail et le commerce le dimanche. Cette loi faisait « appel à des valeurs religieuses enracinées dans la moralité chrétienne » et cherchait à les imposer par le droit positif aux athées et aux croyants de toute allégeance religieuse[182]. Le juge Dickson a conclu que cette loi, par son objet religieux,  portait atteinte à la liberté de conscience et de religion de tous ceux qui ne partageaient pas l'idéal sectaire chrétien en exerçant sur eux une forme de coercition. Il a donc déclaré cette loi inconstitutionnelle et a jugé qu'elle ne pouvait être sauvegardée par l'article 1 de la Charte canadienne. Cette décision est particulièrement importante puisqu'elle insiste sur le rapport étroit que la liberté de conscience et de religion entretient avec les valeurs d'autonomie et de dignité humaine[183]. En effet, le juge Dickson affirme que la liberté de conscience et de religion vise à garantir

 

« La prééminence de la conscience individuelle et l'inopportunité de toute intervention gouvernementale visant à forcer ou à empêcher sa manifestation (...) On voit facilement le rapport entre le respect de la conscience individuelle et la valorisation de la dignité humaine qui motive cette protection constante » [nos soulignés][184].

 

La liberté de conscience et de religion est non seulement l'une des expressions fondamentales de la dignité humaine, mais est également, selon le juge Dickson, indispensable à tout système politique libre et démocratique[185]. Il souligne d'ailleurs que c'est en raison de l'importance accordée à la liberté de conscience et de religion que la Charte canadienne parle de liberté « fondamentales »[186]. La liberté étant au coeur de l'idéal démocratique[187] et étant l'une des valeurs fondamentales consacrées par la Charte canadienne[188], il ajoute, par conséquent, que l'un des objectifs importants de la Charte canadienne est de protéger, dans des limites raisonnables, contre la coercition et la contrainte[189]. Certainement inspiré par le philosophe libéral John Stuart Mill[190], il définit la liberté de conscience et de religion ainsi :

 

« Une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de coutumes et de normes de conduite. Une société libre vise à assurer à tous l'égalité quant à la jouissance des libertés fondamentales et j'affirme cela sans m'appuyer sur l'art. 15 de la Charte. La liberté doit sûrement reposer sur le respect de la dignité et des droits inviolables de l'être humain (...) La liberté peut se caractériser essentiellement par l'absence de coercition ou de contrainte (...) La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l'ordre, la santé ou les moeurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d'autrui, nul ne peut être forcé d'agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience » [nos soulignés][191].

           

            Étant entendu que la liberté de conscience et de religion se caractérise par une égalité quant à la jouissance de celle-ci et par l'absence de coercition et de contrainte et que l'un des objectifs importants de la Charte canadienne est de protéger, dans des limites raisonnables, contre la coercition et la contrainte alors il s'ensuit logiquement qu'il ne peut exister de religion d'État[192] et que l'État ne peut, sans créer une inégalité destructrice de la liberté de religion, « protéger une religion sans accorder la même protection aux autres religions »[193]. En d'autres termes, l'État ne peut pour des motifs religieux imposer sa propre conception religieuse, car « la Charte protège les minorités religieuses contre la menace de "tyrannie de la majorité" »[194]. L'État doit donc, par respect pour la dignité humaine et la liberté  de religion de tous ses citoyens, adopter une attitude de « neutralité religieuse »[195] conformément à la philosophie libérale[196]. Dans l'arrêt S.L. c. Commission scolaire des Chênes (2012), la juge Deschamps (pour la majorité) définit la « neutralité religieuse » comme le fait pour l'État de ne favoriser ni de ne défavoriser aucune religion et de respecter « toutes les positions à l’égard de la religion, y compris celle de n’en avoir aucune »[197]. Par conséquent, l'État doit traiter de façon égale les citoyens qui adhèrent à des croyances religieuses et ceux qui ne le font pas[198].

            L'État doit également, par respect pour le pluralisme moral consubstantiel à toute société démocratique[199] et par respect pour la dignité humaine et la liberté de conscience de tous ses citoyens, adopter une attitude de neutralité morale[200] conformément à la philosophie libérale[201]. En d'autres termes, l'État ne peut restreindre, par une règle de droit et au nom d'une conception du bien particulière qu'il se croirait justifié d'imposer à sa population (par moralisme légal), les droits et libertés garantis par la Charte canadienne[202]. Plusieurs décisions de la Cour suprême du Canada étayent ce principe de neutralité morale. En 1986, dans l'arrêt La Reine c. Jones, la juge Wilson (dissidente) a cité avec approbation le philosophe libéral John Stuart Mill qui définit la liberté comme la possibilité de « "rechercher notre propre bien, à notre façon" »[203]. En 1988, dans l'arrêt R c. Morgentaler, la juge Wilson (pour la majorité) a cité à nouveau ce passage[204] et a ajouté que le principe de neutralité morale de l'État, suivant lequel l'État doit respecter les choix de chacun et doit éviter de les subordonner à une conception particulière du bien, est la théorie fondamentale qui sous-tend la Charte canadienne. Elle affirme :

 

« La notion de dignité humaine trouve son expression dans presque tous les droits et libertés garantis par la Charte. Les individus se voient offrir le droit de choisir leur propre religion et leur propre philosophie de vie, de choisir qui ils fréquenteront et comment ils s'exprimeront, où ils vivront et à quelle occupation ils se livreront. Ce sont tous là des exemples de la théorie fondamentale qui sous-tend la Charte, savoir que l'État respectera les choix de chacun et, dans toute la mesure du possible, évitera de subordonner ces choix à toute conception particulière d'une vie de bien » [nos soulignés][205].

 

Ce passage fut repris avec approbation en 1991 par le juge Iacobucci (pour la Cour) dans l'arrêt R c. Salituro[206]. En 1992, dans l'arrêt R c. Butler, le juge Sopinka (pour la majorité) souligne que le moralisme légal, qui permet à une majorité d'imposer ses valeurs morales aux minorités, est maintenant proscrit par la Charte canadienne au nom de la liberté de conscience[207]. Par conséquent, la justification d'une restriction à un droit ou à une liberté fondamental au nom d'un objectif législatif visant à « favoriser une conception particulière de la moralité » ou une conception particulière du bien partagée par la majorité n'est désormais plus défendable[208]. En 2002, dans l'arrêt Sauvé c. Canada, la juge McLachlin (pour la majorité) résume : « De par la Charte, les tribunaux sont chargés de veiller à la défense et au maintien d’un cadre démocratique universel et participatif au sein duquel les citoyens peuvent explorer et adopter différentes conceptions du bien »[209].

            En revanche, tous les juges de la Cour soulignent dans l'arrêt R c. Butler que le Parlement a le droit de légiférer en se fondant « sur une certaine conception fondamentale de la moralité » (moralité politique ou éthique publique)[210] en vue de protéger les valeurs fondamentales de notre société libre et démocratique[211]. Ces valeurs morales « découlent d'un large consensus social »[212] et constituent, pour reprendre les termes du philosophe libéral John Rawls, un « consensus par recoupement »[213] sur les valeurs publiques fondamentales. En d'autres termes, dans notre société pluraliste[214] les citoyens partagent des conceptions du bien différentes (morales privées différentes), mais adhèrent tous à ces valeurs publiques communes (éthique publique)[215]. Par conséquent, l'État ne peut demeurer indifférent et neutre à l'égard de ces valeurs publiques et doit les affirmer et les défendre[216]. Les juges Gonthier et l'Heureux-Dubé (pour la majorité), s'inspirant des écrits du philosophe libéral Ronald Dworkin[217], énoncent deux conditions que l'État doit satisfaire s'il désire légiférer en se fondant sur une conception fondamentale de la moralité[218]. Ces deux conditions ont été réaffirmées en 2002 par le juge Gonthier (dissident) dans l'arrêt Sauvé c. Canada[219]. Premièrement, les prétentions morales doivent porter sur des problèmes concrets comme la vie, le préjudice et le bien-être et non simplement sur des opinions ou des goûts[220]. Deuxièmement, ces prétentions morales doivent être consensuelles au sein de la population et doivent, par conséquent, bénéficier de l'appui de plus d'une majorité simple de la population[221]. Dit autrement, dans une société libre, démocratique et pluraliste comme la nôtre[222], il doit exister un « consensus par recoupement » entre les différentes conceptions du bien pour que l'État puisse légiférer en invoquant la moralité[223]. Par exemple, la prévention d'un préjudice à la société, résidant dans la violation des valeurs fondamentales et consensuelles de notre société telle que l'égalité et la dignité humaine, a été reconnue dans l'arrêt R c. Butler comme un objectif valide, urgent et réel justifiant une restriction à la liberté d'expression garantit par l'article 2b) de la Charte canadienne[224].

            En somme, la liberté de conscience et de religion entretient des rapports étroits avec les valeurs d'autonomie et de dignité humaine et est indispensable à tout système politique libre et démocratique. Elle se caractérise par une égalité quant à la jouissance de celle-ci et par l'absence de coercition et de contrainte de la part de l'État et autorise les individus à croire ou ne pas croire en une divinité et à adhérer ou non à une religion particulière. Par conséquent, il n'existe pas de religion d'État. En effet, l'État ne peut, sans créer une inégalité destructrice de la liberté de religion, « protéger une religion sans accorder la même protection aux autres religions » et ne peut, par la force de sa majorité, imposer sa conception religieuse à l'ensemble de ses citoyens sans porter atteinte à leur dignité et à leur liberté de religion. Cette liberté de religion commande donc une séparation entre l'Église et l'État et protège les minorités religieuses contre la tyrannie de la majorité. L'État doit, par conséquent, demeurer neutre sur les questions religieuses. Mais l'État doit également être neutre sur les questions morales par respect pour le pluralisme moral consubstantiel à toute société démocratique et par respect pour la dignité et la liberté de conscience de ses citoyens qui les autorise à choisir leur propre conception du bien. En effet, la théorie fondamentale qui sous-tend la Charte canadienne et qui découle de la dignité humaine exige que l'État évite de subordonner les choix moraux de ses citoyens à toute conception morale ou conception particulière d'une vie de bien. L'État peut néanmoins légiférer en se fondant sur la moralité si la loi ainsi adoptée vise à protéger les valeurs fondamentales et consensuelles de notre société libre et démocratique parmi lesquelles figure au premier plan la dignité humaine.

2.1.1.2 La liberté d'expression

 

            Selon la Cour, la liberté d'expression garantit à l'article 2b) de la Charte canadienne est la pierre angulaire des institutions démocratiques et figure parmi l'une des plus importantes libertés garanties dans une société libre et démocratique[1]. Les valeurs qui sous-tendent la liberté d'expression et qui justifient sa protection sont notamment la recherche de la vérité, la participation à la prise de décisions d'intérêt social et politique et l'épanouissement personnel[2]. Le lien qui unit la liberté d'expression à la dignité humaine n'est pas étranger à ces valeurs qui la sous-tendent et a été établit dans les arrêts R. c. Keegstra (1990) et Canada c. Taylor (1990). Dans l'arrêt R. c. Keegstra, le juge Dickson (pour la majorité) souligne d'abord que le droit de toute personne de participer pleinement au processus politique repose sur la dignité humaine[3]. Il ajoute ensuite que la liberté d'expression dans le domaine politique est nécessaire comme moyen de permettre cette pleine participation politique[4]. Il affirme, par conséquent, être très réticent à attacher moins que la plus haute importance à l'expression se rapportant aux affaires politiques[5]. Il souligne néanmoins que la liberté d'expression dans le domaine politique ne doit pas servir à affaiblir notre engagement envers la démocratie et les valeurs démocratiques[6]. Dans l'arrêt Canada c. Taylor (1990), le juge Dickson (pour la majorité) ajoute que la liberté d'expression permet également aux particuliers de s'orienter et de réaliser leur épanouissement personnel favorisant ainsi la dignité humaine et l'autonomie individuelle[7]. Il précise néanmoins, dans l'arrêt Keegstra, que la liberté d'expression doit viser l'épanouissement personnel de tous les membres de la société et ne doit donc pas servir à miner l'épanouissement personnel de certains[8]. Ces deux arrêts nous enseignent donc que la liberté d'expression garantit la dignité humaine à la fois en permettant à toute personne de participer pleinement au processus politique (en permettant à toute personne de plaider en faveur d'un changement social, économique ou politique), mais également en favorisant l'épanouissement personnel de tous les membres de la société (en permettant à toute personne de s'exprimer pour le plaisir de s'exprimer)[9]. De plus, en protégeant le droit des plus faibles et des plus vulnérables[10] ainsi que des minorités et des groupes historiquement défavorisés[11] d'exprimer leurs opinions, la liberté d'expression renforce également la dignité humaine qui, selon la Cour, commande de traiter chaque personne et quel que soit son groupe d'appartenance (minoritaire ou majoritaire) avec « le même intérêt, le même respect, et la même considération »[12]. Il arrive parfois que la liberté d'expression entre en conflit avec d'autres valeurs également liées à la dignité humaine. Par exemple, dans les affaires de libelle, la valeur de liberté d'expression entre inévitablement en conflit avec la valeur de réputation[13] également liée à la dignité humaine[14]. Dans de telles circonstances , une conciliation  entre ces deux valeurs s'impose[15] conformément à la thèse retenue par la Cour suprême du Canada selon laquelle il n'existe pas de hiérarchie entre les droits de la personne[16].

            En somme, la liberté d'expression est étroitement liée à la dignité humaine. En effet, certaines de ses valeurs sous-jacentes, à savoir la participation à la prise de décisions d'intérêt social et politique et l'épanouissement personnel, sont essentielles à la dignité humaine. La Cour a effectivement reconnu que le droit de toute personne de participer pleinement au processus politique repose sur la dignité humaine et que la réalisation de l'épanouissement personnel favorise la dignité humaine et l'autonomie individuelle. De plus, en protégeant le droit des minorités et des groupes historiquement défavorisés d'exprimer leurs opinions, la liberté d'expression renforce également la dignité humaine qui, selon la Cour, commande de traiter chaque personne quel que soit son groupe d'appartenance (minoritaire ou majoritaire) avec « le même intérêt, le même respect, et la même considération ». Il arrive parfois que la liberté d'expression entre en conflit avec d'autres valeurs également liées à la dignité humaine. Par exemple, dans les affaires de libelle, la valeur de liberté d'expression entre inévitablement en conflit avec la valeur de réputation également liée à la dignité humaine. Dans de telles circonstances , une conciliation  entre ces deux valeurs s'impose conformément à la thèse retenue par la Cour suprême du Canada selon laquelle il n'existe pas de hiérarchie entre les droits de la personne.

 

2.1.1.3 La liberté d'association

 

            La liberté d'association garantit à l'article 2d) de la Charte canadienne est particulièrement importante pour l'exercice de d'autres libertés fondamentales comme la liberté d'expression et la liberté de conscience et de religion[17]. Elle constitue également un puissant contre-pouvoir à la puissance de l'État et est en ce sens le droit de la personne qui distingue le mieux l'État démocratique de l'État totalitaire[18]. D'une manière générale, partout où il existe des rapports de force, la liberté d'association est sollicitée et occupe une place prépondérante. Dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (1987), le juge Dickson (dissident) le confirme :

 

« La liberté d'association est on ne peut plus essentielle dans les circonstances où l'individu risque d'être lésé par les actions de quelque entité plus importante et plus puissante comme le gouvernement ou un employeur. L'association a toujours été le moyen par lequel les minorités politiques, culturelles et raciales, les groupes religieux et les travailleurs ont tenté d'atteindre leurs buts et de réaliser leurs aspirations ; elle a permis à ceux qui, par ailleurs, auraient été vulnérables et inefficaces de faire face, à armes plus égales, à la puissance et à la force de ceux avec qui leurs intérêts interagissaient et, peut-être même, entraient en conflit » [nos soulignés][19].

 

Le lien qui unit la liberté d'association et la dignité humaine est particulièrement manifeste dans le contexte des relations de travail où il existe entre l'employeur et l'employé particulièrement vulnérable une inégalité de force, un déséquilibre de pouvoir manifeste en faveur de l'employeur[20]. Selon le philosophe libéral Leonard Trelawny Hobhouse, l'existence des associations de salariés (ou syndicats) permet d'assurer aux salariés une liberté réelle et non seulement formelle[21] dans la négociation des conditions de travail en rétablissant une égalité de force et de pouvoir de négociation avec l'employeur. Il affirme :

 

« In the matter of contract true freedom postulates substantial equality between the parties. In proportion as one party is in a position of vantage, he is able to dictate his terms. In proportion as the other party is in a weak position, he must accept unfavourable terms. Hence the truth of Walker’s dictum that economic injuries tend to perpetuate themselves (...) liberty without equality is a name of noble sound and squalid result (...) The emancipation of trade unions (...) was in the main a liberating movement, because combination was necessary to place the workman on something approaching terms of equality with the employer, and because tacit combinations of employers could never, in fact, be prevented by law. It was, again, a movement to liberty through equality » [nos soulignés][22].

 

En protégeant le droit à la négociation collective dans le contexte des relations de travail, le droit à la liberté d'association permet d'établir une égalité entre les parties et de promouvoir les valeurs fondamentales, inhérentes et intrinsèques à la Charte canadienne (dont la dignité humaine[23]) en permettant aux salariés d'accéder concrètement à des droits économiques et sociaux[24] essentiels à la dignité humaine. En effet, adhérer à une association de salariée (ou syndicat), dont la fonction consiste à améliorer les conditions de travail et à oeuvrer à la protection de la dignité et des intérêts collectifs des travailleurs[25], procure aux salariés un sentiment de valorisation et de dignité[26] en leur permettant d'améliorer leur bien-être sur les plans économique et émotionnel[27]. La liberté d'association permet ainsi d'instaurer des rapports collectifs de travail qui rendent inapplicable l'ordre contractuel privé et inégalitaire inspiré du libéralisme économique[28]. À ce sujet, le juge Lebel (pour la Cour) affirme :

 

« L'existence de l'accréditation, et ensuite de la convention collective, prive l'employeur du droit de négocier directement avec ses employés. En raison de sa fonction de représentation exclusive, la présence du syndicat forme écran entre l'employeur et les salariés. L'employeur est privé de la possibilité de négocier des conditions de travail différentes avec les salariés individuels (...) Cette situation juridique est une manifestation de la raison d'être du Code du travail dans son ensemble, savoir que le pouvoir de négociation de chaque employé pris individuellement doit être combiné avec celui de tous les autres pour fournir une force compensatoire suffisante opposable à l'employeur de manière à garantir la meilleure entente globale pour le groupe » [nos soulignés][29].

 

            En somme, la liberté d'association est particulièrement importante pour l'exercice de d'autres libertés fondamentales. Elle constitue également un puissant contre-pouvoir à la puissance de l'État et est en ce sens le droit de la personne qui distingue le mieux l'État démocratique de l'État totalitaire. Partout où il existe des rapports de force, la liberté d'association est sollicitée puisqu'elle permet de rétablir un équilibre de pouvoir entre les parties. Le lien qui unit la liberté d'association et la dignité humaine est particulièrement manifeste dans le contexte des relations de travail où il existe entre l'employeur et l'employé particulièrement faible et vulnérable une inégalité de force, un déséquilibre de pouvoir manifeste en faveur de l'employeur. En protégeant le droit à la négociation collective dans le contexte des relations de travail, le droit à la liberté d'association permet d'établir une égalité entre les parties et de promouvoir les valeurs fondamentales, inhérentes et intrinsèques à la Charte canadienne, dont la dignité humaine, en permettant aux salariés d'accéder concrètement à des droits économiques et sociaux essentiels à la dignité humaine.

 

2.1.1.4. Le droit à la liberté et à la sécurité

 

1. Le droit à la liberté

 

            Le sens reconnu au droit à la liberté garanti par l'article 7 de la Charte canadienne a évolué progressivement avec la jurisprudence. Cette évolution jurisprudentielle est conforme à la nature de la Charte canadienne qui a été rédigée en prévision de l'avenir et qui se doit, pour cette raison, d'être susceptible d'évoluer avec le temps[30]. Dans ses premiers arrêts, la Cour limita l'étendue de la protection accordée par le droit à la liberté à l'absence de contrainte physique incluant l'emprisonnement[31]. Mais dès 1986, la juge Wilson (dissidente), dans l'arrêt R c. Jones, interpréta plus largement ce droit et étend la protection accordée au-delà de la seule absence de contrainte physique[32]. En précisant d'emblée que la liberté dans la Charte canadienne signifie la liberté telle qu'on l'entend dans une société libre et démocratique[33], elle conclut que le droit à la liberté inclut, dans la limite du respect des droits de la collectivité, le droit des parents d'élever et d'éduquer leurs enfants[34]. Elle ajoute :

 

« Je crois que les rédacteurs de la Constitution en garantissant la "liberté" en tant que valeur fondamentale d'une société libre et démocratique, avaient à l'esprit la liberté pour l'individu de se développer et de réaliser son potentiel au maximum, d'établir son propre plan de vie, en accord avec sa personnalité; de faire ses propres choix, pour le meilleur ou pour le pire, d'être non conformiste, original et même excentrique, d'être, en langage courant, "lui-même" et d'être responsable en tant que tel. John Stuart Mill décrit cela ainsi: [TRADUCTION] "rechercher notre propre bien, à notre façon". Nous devrions, pensait-il, être libre de le faire "dans la mesure où nous ne tentons pas de priver les autres du leur, ni d'entraver leurs efforts pour y parvenir" » [nos soulignés][35].

 

Ce passage particulièrement éclairant et qui s'inspire fortement des écrits du philosophe libéral John Stuart Mill[36] fut cité à nouveau en 1988 par la juge Wilson (majoritaire) dans l'arrêt R c. Morgentaler[37] et en 1995 par le juge La Forest (pour la majorité) dans l'arrêt B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto[38].

 

            En 1988, dans l'arrêt R c. Morgentaler, la juge Wilson (majoritaire) clarifia davantage sa pensée et conféra au droit à la liberté une interprétation large et conforme à la jurisprudence américaine sur le sujet[39]. Selon cette interprétation, le droit à la liberté confère à chaque individu une sphère d'autonomie à l'intérieur de laquelle il est autorisé à prendre, sans immixtion de l'État, des décisions d'importance fondamentale qui le concernent exclusivement[40]. En fondant son raisonnement sur les arrêts R c. Big M Drug Mart (1985) et R c. Oakes (1986)[41], elle souligne que « la Charte et le droit à la liberté individuelle qu'elle garantit sont inextricablement liés à la notion de dignité humaine »[42]. Elle ajoute :

 

« Ainsi, un aspect du respect de la dignité humaine sur lequel la Charte est fondée est le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l'État. Ce droit constitue une composante cruciale du droit à la liberté. La liberté, comme nous l'avons dit dans l'arrêt Singh, est un terme susceptible d'une acception fort large. À mon avis, ce droit, bien interprété, confère à l'individu une marge d'autonomie dans la prise de décisions d'importance fondamentale pour sa personne (...) La liberté dans une société libre et démocratique n'oblige pas l'État à approuver les décisions personnelles de ses citoyens ; elle l'oblige cependant à les respecter » [nos soulignés][43].

 

Ce passage fut cité avec approbation en 1995 par le juge La Forest (pour la majorité) dans l'arrêt B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto[44], en 1997 par le juge La Forest (pour la majorité) dans l'arrêt Godbout c. Longueuil (Ville)[45] et en 2000 par le juge Bastarache (pour la majorité) dans l'arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission)[46]. Cette interprétation large du droit à la liberté quoique critiquée par le juge Lamer dans l'arrêt B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto[47] fut retenue dans tous les arrêts subséquents et représente l'état du droit actuel[48]. Ce droit à la liberté protège les « choix fondamentaux participants de l'essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l'indépendance individuelles »[49]. Par exemple, des décisions portant sur le choix d'une femme d'interrompre sa grossesse, la décision d'une personne de mettre fin à ses jours, le droit d'élever ses enfants[50], les décisions des parents quant aux soins médicaux pouvant être administrés à leurs enfants et le choix du lieu de sa demeure[51] sont toutes des décisions protégées par le droit à la liberté. Le droit à la liberté n'est toutefois « pas synonyme d'absence totale de contrainte »[52]. En effet, pour qu'une société demeure gouvernable, « la Constitution ne saurait être élargie pour protéger toute activité qu’une personne choisit de définir comme essentielle à son mode de vie »[53] sans aucun lien avec la dignité humaine. Il faut, par conséquent, distinguer les « convictions de conscience » des simples « préférences »[54]. Par exemple, la décision de consommer de la marijuana ne bénéficie pas de la protection de la Charte canadienne[55]. De plus, le droit à la liberté n'englobe pas un droit de propritété ou « des intérêts purement économiques »[56] comme la décision d'exploiter des appareils de loterie vidéo[57].

 

2. Le droit à la sécurité

 

            Le droit à la sécurité garanti par l'article 7 de la Charte canadienne protège à la fois l'intégrité physique et psychologique des individus[58]. Il protège ainsi contre l'atteinte portée à l'intégrité corporelle de même que contre la tension psychologique grave causée par l'État[59]. En 1993, dans l'arrêt Rodriguez, le juge Sopinka (pour la majorité) souligne que la notion de sécurité est étroitement liée à l'autonomie personnelle et à la dignité humaine[60]. Il affirme :

« Il n'y a donc aucun doute que la notion de sécurité de la personne comprend l'autonomie personnelle, du moins en ce qui concerne le droit de faire des choix concernant sa propre personne, le contrôle sur sa propre intégrité physique et mentale, et la dignité humaine fondamentale, tout au moins l'absence de prohibitions pénales qui y fassent obstacle » [nos soulignés][61].

 

Dans un même ordre d'idée, la juge McLachlin (dissidente) affirme :

« La sécurité de la personne comporte un élément d’autonomie personnelle protégeant la dignité et la vie privée des individus à l’égard des décisions concernant leur propre corps. Le pouvoir de décider de façon autonome ce qui convient le mieux à son propre corps est un attribut de la personne et de la dignité de l’être humain. Cela [est conforme au fait que] [TRADUCTION] « l’art. 7 a été adopté afin de protéger la dignité humaine et la maîtrise individuelle, pour autant que cela ne nuise pas à autrui » » [nos soulignés][62].

 

Ce passage de la juge McLachlin fut repris par la juge Abella (pour la majorité) en 2009 dans l'arrêt A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille[63].

            En somme, il existe un lien étroit entre les notions de liberté, de sécurité et de dignité humaine[64]. En effet, le droit à la liberté protège l'autonomie individuelle en conférant à chaque individu une sphère d'autonomie à l'intérieur de laquelle il est autorisé à prendre, sans immixtion de l'État, des décisions d'importance fondamentale qui le concernent exclusivement[65]. La dignité humaine éclaire ce droit à la liberté en limitant ou en circonscrivant cette sphère d'autonomie. En effet, ce droit à la liberté ne protège que les « choix fondamentaux participants de l'essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l'indépendance individuelles »[66]. Par conséquent, ce droit ne protège que les « convictions de conscience » par opposition à de simples « préférences »[67] et ne saurait être élargi « pour protéger toute activité qu’une personne choisit de définir comme essentielle à son mode de vie »[68]. De même, le droit à la sécurité protège l'autonomie individuelle et la dignité humaine en protégeant l'inviolabilité du corps humain et l'intégrité physique[69] et le pouvoir de prendre des décisions personnelles concernant son propre corps[70]. L'autonomie individuelle est donc, selon de nombreux arrêts de la Cour, étroitement liée à la dignité humaine[71]. Ce qui fait dire au juge Bastarache (pour la majorité), dans l'arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), que :

 

« Dans des affaires comme Morgentaler, Rodriguez et B. (R.), la dignité était liée à l'autonomie de la personne relativement à la maîtrise de son corps ou à l'ingérence dans des choix personnels fondamentaux. En fait, la dignité est souvent en cause lorsque la capacité de faire des choix fondamentaux est compromise » [nos soulignés][72].

 

2.1.1.5 Droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives

            Le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives, garanti à l'article 8 de la Charte canadienne, a pour but « de protéger les particuliers contre les intrusions injustifiées de l'État dans leur vie privée »[73] en leur garantissant une « attente raisonnable » de vie privée[74] relativement à leur personne et à leurs renseignements personnels[75] créant ainsi « pour "[c]hacun" des zones d'autonomie personnelle dans lesquelles "toutes les forces de la Couronne" ne peuvent pas entrer »[76]. Cette interdiction faite au gouvernement de s'immiscer de trop près dans la vie de ses citoyens « touche à l'essence même de l'État démocratique »[77]. En protégeant le droit de tout citoyen de ne pas être importuné par l'État, cet article consacre un droit à la vie privée qui est étroitement lié à la valeur de liberté[78]. C'est pourquoi le juge La Forest (pour la majorité), dans l'arrêt R c. Dyment (1988), affirme que « la notion de vie privée est au coeur de celle de la liberté dans un État moderne »[79]. Selon la juge l'Heureux-Dubé (pour la majorité), dans l'arrêt R. c. O'Connor (1995), le respect de la vie privée est un élément essentiel de la liberté :

 

« Le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives joue un rôle central dans un document qui vise à tracer le schéma directeur de la vision canadienne de ce qui constitue une société libre et démocratique. Le respect de la vie privée d'un individu est un élément essentiel de ce que signifie être « libre ». Comme corollaire, la violation de ce droit a des répercussions sur la « liberté » d'un individu dans notre société libre et démocratique » [nos soulignés][80].

 

L'article 8 de la Charte canadienne vise non seulement à protéger la vie privée et la liberté des individus, mais également leur intégrité physique et la dignité humaine[81]. En effet, dans l'arrêt R c. Dyment (1988), le juge La Forest (pour la majorité) affirmait que « l’utilisation du corps d’une personne, sans son consentement, en vue d’obtenir des renseignements à son sujet, constitue une atteinte à une sphère de la vie privée essentielle au maintien de sa dignité humaine »[82]. De même, dans l'arrêt Stillman (1997), le juge Cory (pour la majorité) affirmait qu'on « a souvent dit clairement et avec vigueur qu’une atteinte de l’État à l’intégrité physique d’une personne est une violation de la vie privée de cette personne et une atteinte à la dignité humaine »[83]. Dans cet arrêt, le juge Cory (pour la majorité) souligne d'ailleurs le lien qui existe entre la vie privée, l’intégrité physique et la dignité humaine[84] :

 

« Les Canadiens considèrent leur corps comme étant la manifestation extérieure de leur être. Ils considèrent qu’il a une importance exceptionnelle et qu’il leur appartient exclusivement. Toute atteinte au corps d’un individu est une atteinte à sa personne. En fait, il s’agit de l’atteinte la plus grave à la dignité personnelle et à la vie privée. Il n’y a aucun doute que ce point de vue a été à la base des dispositions en matière de voies de fait et d’agression sexuelle » [nos soulignés][85].

 

En somme, il existe un lien étroit entre la protection de la vie privée des individus garantie à l'article 8 de la Charte canadienne et ses valeurs sous-jacentes de liberté, d'intégrité physique et de dignité humaine[86]. En effet, en protégeant le droit de tout citoyen de ne pas être importuné par l'État, la notion de vie privée fait intervenir la notion de liberté et de dignité humaine. De même, en protégeant le droit de tout individu de contrôler les renseignements personnels pouvant être obtenus de son corps sans son consentement, le droit à la vie privée fait intervenir les notions d'intégrité physique et de dignité humaine.

2.1.2. La dignité comme limite raisonnable à la liberté

            Le respect de la liberté individuelle, qui repose sur le respect de la dignité humaine, est, selon la Cour, le « précepte central de l'ordre juridique et moral » de notre pays depuis l'adoption de la Charte canadienne[87]. Mais cette liberté n'est pas absolue. En effet, il est généralement reconnu que la liberté et les droits de chacun se terminent là où commencent ceux des autres[88]. Comme l'affirme Peter Leuprecht, « les droits de I'homme  ne doivent jamais devenir un instrument de domination ou d'écrasement d'autrui. La liberté à laquelle nous aspirons n'est pas celle du libre renard dans un poulailler »[89] Pour cette raison, la Commission de réforme du droit du Canada, citée par la juge l'Heureux-Dubé (pour la Cour) dans l'arrêt Cloutier c. Langlois, insiste sur l'idée que « pour sauvegarder la liberté, il est parfois nécessaire de la restreindre par le moyen d'interdictions »[90]. De plus, comme le souligne le juge Gonthier (pour la majorité) dans l'arrêt R c. Jobidon (1991), l'autonomie (la liberté) « n'est pas la seule valeur que notre droit cherche à protéger »[91]. Par conséquent, la liberté ne peut se concevoir sans référence aux autres valeurs essentielles d'une société libre et démocratique. Dans l'arrêt R c. Oakes (1986), le juge Dickson (pour la majorité) énumérait d'une manière non exhaustive[92], les principales valeurs d'une société libre et démocratique lesquelles comprennent outre « les garanties énumérées dans la Charte »[93], « le respect de la dignité inhérente de l'être humain, la promotion de la justice et de l'égalité sociales, l'acceptation d'une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société »[94]. Ces valeurs essentielles à une société libre et démocratique, parmi lesquelles figure au premier plan la dignité humaine[95], ne méritent pas toutes le même poids et varieront en importance selon les circonstances[96]. Elles « sont à l'origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu'une restriction d'un droit ou d'une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer »[97]. Elles servent donc à la fois à garantir les droits énoncés dans la Charte canadienne et, lorsque cela est indiqué, à justifier une restriction à ces droits[98]. Les droits et libertés garantis par la Charte canadienne n'étant pas absolus[99], l'article 1 de la Charte canadienne prévoit que les droits et libertés peuvent être restreints par une règle de droit, « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique ». Il est, en effet, parfois nécessaire de restreindre des droits pour atteindre des objectifs sociaux importants[100] ou pour protéger d'autres droits[101]. Comme le souligne la juge Wilson (pour la majorité) dans l'arrêt R c. Morgentaler (1988) :

 

« La Charte est fondée sur une conception particulière de la place de l'individu dans la société. Un individu ne constitue pas une entité totalement coupée de la société dans laquelle il vit. Cependant l'individu n'est pas non plus un simple rouage impersonnel d'une machine subordonnant ses valeurs, ses buts et ses aspirations à celles de la collectivité. L'individu est un peu les deux. La Charte exprime cette réalité en laissant un vaste champ d'activités et de décisions au contrôle légitime du gouvernement, tout en fixant des bornes à l'étendue appropriée de ce contrôle » [nos soulignés][102].

 

La valeur de dignité humaine fut parfois invoquée comme objectif valide, urgent et réel afin de justifier, en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne, une limite raisonnable à la restriction d'un droit ou d'une liberté fondamental.

            La valeur de dignité humaine fut invoquée dans l'arrêt R c. Keegstra (1990) afin de justifier, en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne, une limite raisonnable à la liberté d'expression garantie par l'article 2b) de la Charte canadienne[103]. Dans cet arrêt, le juge Dickson (pour la majorité) s'est penché sur la constitutionnalité de l'article 319(2) du Code criminel interdisant la propagande haineuse. Il a d'abord vérifié la compatibilité de la propagande haineuse avec les valeurs fondamentales de la liberté d'expression et a jugé que la propagande haineuse ne faisait pas partie de ces valeurs[104] et qu'elle ne devait donc pas bénéficier d'une grande protection lors de l'analyse en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne[105]. Bien que la liberté d'expression qui touche au domaine politique et qui permet une pleine participation au processus démocratique soit étroitement liée à la dignité humaine[106], le juge Dickson a insisté sur le fait que la liberté d'expression ne peut prétendre servir la dignité humaine lorsqu'elle est exercée, comme dans le cas de la propagande haineuse, de manière à subvertir le processus démocratique et à affaiblir notre engagement envers la démocratie[107] en véhiculant et en répandant des idées contraires aux valeurs démocratiques[108]. Le juge Dickson a donc conclu que l'interdiction de propagande haineuse portait atteinte à la liberté d'expression, mais qu'elle constituait une limite raisonnable qui se justifie dans une société libre et démocratique[109]. En effet, l'objectif visé par l'article 319(2) du Code criminel de prévenir un préjudice réel découlant de la propagande haineuse était suffisamment important, urgent et réel pour justifier une atteinte à la liberté d'expression[110]. Comme préjudice, l'interdiction visait notamment à prévenir une atteinte à la dignité humaine que le juge Dickson (pour la majorité) définit comme un sentiment d'exclusion, d'humiliation et d'avilissement que ressent l'individu visé par la propagande haineuse et qui s'accompagne d'un profond effet négatif sur l'estime de soi[111]. Le juge Dickson précise :

 

« À mon avis, il est normal qu'un individu visé par une propagande haineuse se sente humilié et avili. En effet, le sentiment de dignité humaine et d'appartenance à l'ensemble de la collectivité est étroitement lié à l'intérêt et au respect témoignés à l'égard des groupes auxquels appartient l'individu (voir I. Berlin, "Deux conceptions de la liberté", dans Éloge de la liberté (1988), 167, aux pp. 202 et 203). La dérision, l'hostilité et les injures encouragées par la propagande haineuse ont en conséquence un profond effet négatif sur l'estime de soi et sur le sentiment d'être accepté. Cet effet peut amener les membres du groupe cible à des réactions extrêmes (...) Ces conséquences sont graves dans une nation dont la fierté est d'être tolérante et de favoriser la dignité humaine, notamment en respectant les nombreux groupes raciaux, religieux et culturels de notre société »[112].

 

Selon le juge Dickson, l'interdiction de la propagande haineuse vise également à préserver une valeur étroitement liée à la dignité humaine et fondamentale dans une société libre et démocratique à savoir l'égalité de tous[113]. Il affirme :

 

« Le message véhiculé par l'activité expressive visée au par. 319(2) est que les membres de groupes identifiables ne doivent pas avoir un statut d'égalité dans la société, et ne sont pas des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération que les autres. Le tort causé par un tel message est en conflit direct avec les valeurs essentielles à une société libre et démocratique et, en restreignant la fomentation de la haine, le Parlement cherche donc à renforcer la notion de respect mutuel, indispensable dans une nation qui vénère le principe de l'égalité de tous » [nos soulignés][114].

 

            En somme, la liberté d'expression peut, selon qu'elle favorise ou défavorise une pleine participation au processus démocratique, à la fois servir ou desservir la dignité humaine en renforçant ou en minant le sentiment d'appartenance à l'ensemble de la collectivité. C'est pourquoi la dignité humaine, comme valeur d'une société libre et démocratique, peut parfois servir à justifier en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne une limite raisonnable à la liberté d'expression lorsque celle-ci est exercée de manière à miner les valeurs démocratiques et à défavoriser une pleine participation au processus démocratique. Le juge Dickson (pour la majorité) a, dans cet arrêt, reconnu à la dignité humaine deux sens différents. D'une part, il parle du « sentiment de dignité humaine » qui se traduit par un sentiment d'appartenance à l'ensemble de la collectivité et un besoin inhérent et universel de reconnaissance[115]. Dans cette première acception du terme, la dignité insiste sur le droit de tout citoyen de participer au processus démocratique et sur le sentiment légitime que tout être humain a d'être reconnu à part entière et d'être respecté pour ce qu'il est par une collectivité qui cultive la tolérance et qui respecte les différences[116]. Cette première acception du terme dignité qui insiste sur la capacité de tout citoyen de participer pleinement à la société et au processus démocratique est étroitement liée à la liberté positive[117]. La propagande haineuse brime la liberté positive d’une catégorie de citoyens en les empêchant de participer au processus démocratique et aux décisions de société qui affectent leur liberté[118]. D'autre part, le juge Dickson soutient implicitement que la dignité humaine sous-tend la valeur d'égalité. En effet, en reprenant à son compte la définition du droit à l'égalité de l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia (1989), il définit l'égalité comme signifiant que tous les êtres humains méritent le même respect, la même déférence et la même considération[119]. Or cette définition du droit à l'égalité, comme nous le verrons au point 2.1.3.1, découle de la dignité humaine, c'est-à-dire de la reconnaissance préalable de l'égale valeur intrinsèque de tous les êtres humains[120]. Si tous les êtres humains ont une égale valeur intrinsèque et que tous ont, pour cette raison, droit au même respect et à la même considération alors l'égalité ne peut demeurer formelle au sens d'un traitement identique pour tous. Conséquemment, seule une égalité réelle est conforme à la dignité humaine. Dans cette deuxième acception du terme, la dignité humaine insiste donc sur le principe d'égalité réelle que nous développerons davantage au point 2.1.3.1.

            La valeur de dignité humaine fut également invoquée dans le Renvoi relatif à l'article 193 et 195.1(1)(c) du Code criminel (1990), afin de justifier, en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne, une limite raisonnable à la liberté d'expression garantie par l'article 2b) de la Charte canadienne. Dans ce renvoi, la Cour s'est penchée sur le problème de la prostitution. D'emblée, la Cour précise qu'au Canada la prostitution n'est pas en soi interdite[121] et que seule la sollicitation en public l'est[122]. Elle poursuit en se prononçant sur la constitutionnalité des articles 193 et 195.1(1)(c) du Code criminel interdisant respectivement la tenue d'une maison de débauche et la sollicitation en public à des fins de prostitution. Elle jugea que l'interdiction de sollicitation à des fins de prostitution portait atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 2b) de la Charte canadienne, mais qu'elle constituait, en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne, une limite raisonnable qui se justifie dans une société libre et démocratique[123]. Selon le juge Lamer (pour la majorité), l'objectif de l'article 195.1(1)(c) du Code criminel est de contrôler la prostitution "de rue"[124] afin de mettre un frein à la nuisance qu'entraîne la sollicitation dans un endroit public[125]. Cette disposition vise également, selon lui[126], à empêcher « que des jeunes personnes vraisemblablement vulnérables et impressionnables soient exposées à une activité qui constitue à plusieurs égards une exploitation dégradante et, dans certains cas, dangereuse » [nos italiques][127]. Au soutien de ses propos, il cite le Conseil consultatif de l'Ontario sur le statut de la femme qui soutient également que la prostitution est une forme de violence, d'exploitation, de domination et d'abus de pouvoir contre les femmes[128]. Selon le juge Lamer, cet objectif législatif qui vise à protéger les jeunes personnes vulnérables et impressionnables contre l'exposition à une activité qui constitue une exploitation dégradante et dangereuse est donc manifestement urgent et réel[129] d'autant que la prostitution, en tant qu'elle exploite la position désavantagée et inégale de la femme dans notre société[130], constitue selon lui une forme d'esclavage[131] qui avilit la dignité personnelle des prostituées[132]. Ce jugement de valeur concernant le caractère avilissant, néfaste et attentatoire à la dignité humaine de la prostitution est partagé par la juge Wilson (dissidente)[133]. Il convient également de noter que le caractère attentatoire à la dignité humaine de la prostitution est également partagé par la juge McLachlin (dissidente) dans l'arrêt R. c. Hess (1990)[134], qui considère la prostitution comme néfaste et comme une forme d'esclavage pour les jeunes filles, et par les juges Bastarache et Lebel (dissidents) dans l'arrêt R c. Labaye (2005)[135] qui affirment que l'exploitation commerciale d'activités sexuelles va à l'encontre des valeurs canadiennes d'égalité, de liberté et de dignité humaine. Ils affirment :

 

« (...) Les actes sexuels associés à un échange commercial ont une incidence sur la tolérance de la société, notamment parce que ce type d’échange dénote une exploitation et une perte de dignité ou d’autonomie des personnes impliquées[136] (...) Les Canadiens ne sont pas portés à tolérer l’exploitation commerciale d’activités sexuelles, puisque cela va à l’encontre de plusieurs valeurs de la société canadienne telles l’égalité, la liberté, et la dignité de la personne » [nos soulignés][137].

 

            En somme, l'interdiction de sollicitation à des fins de prostitution porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 2b) de la Charte canadienne, mais se justifie en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne afin d'empêcher que des personnes vraisemblablement vulnérables et impressionnables soient exposées à une activité qui constitue une exploitation dégradante, dangereuse qui avilit la dignité humaine. Selon les juges Lamer (pour la majorité) et Wilson (dissidente) la dignité humaine est étroitement liée à l'égalité. En effet, ils soutiennent qu'en tant qu'activité qui exploite la position désavantagée et inégale de la femme dans notre société, la prostitution avilit la dignité personnelle des prostituées[138]. Le juge Lamer ajoute que la prostitution constitue une forme d'esclavage[139], d'exploitation dégradante et dangereuse[140] où règne la violence, l'oppression, la domination et l'abus de pouvoir[141].

            Les valeurs d'égalité et de dignité humaine furent également invoquées dans l'arrêt R c. Butler (1992) afin de justifier, en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne, une limite raisonnable à la liberté d'expression garantie par l'article 2b) de la Charte canadienne[142]. Dans cet arrêt, la Cour s'est penchée sur la constitutionnalité de l'article 163 du Code criminel portant sur la corruption des moeurs. L'appelant, propriétaire d'une boutique faisant la vente de matériel pornographique, fut accusé sous divers chefs d'accusation, dont ceux de vente et de possession de matériel obscène. L'article 163(8) du Code criminel disposait qu'une publication est réputée obscène lorsque l'une des caractéristiques dominantes est l'exploitation indue des choses sexuelles. Une exploitation sexuelle est indue si elle ne respecte pas « le critère de la "norme sociale de tolérance" »[143]. Selon la Cour, du matériel dégradant ou déshumanisant qui  place des femmes en état de subordination, de soumission ou d'humiliation est nocif pour la société[144] et ne respecte donc pas ce critère de tolérance[145]. Pour déterminer si du matériel est dégradant ou déshumanisant, l'apparence de consentement des participants n'est pas nécessairement déterminante[146], car la norme sociale de tolérance est fonction du risque de préjudice causé à la société et non aux participants[147]. Ainsi, plus le matériel risque de prédisposer une personne à agir de façon antisociale[148], plus il y a de chance, si ce risque est suffisamment important[149], qu'il soit incompatible avec le bon fonctionnement de la société et de constituer une exploitation indue qui outrepasse la norme sociale de tolérance[150]. En restreignant la communication de certains types de matériel en fonction de leur contenu et en interdisant certains types d'activités expressives, l'article 163(8) du Code criminel viole indubitablement la liberté d'expression garantie à l'article 2b) de la Charte canadienne[151]. Néanmoins, la Cour reconnaît que l'objectif visé par l'article 163(8) du Code criminel, de prévenir que des préjudices ne soient causés à la société tel que des actes antisociaux ou une atteinte sérieuse aux valeurs fondamentales de la société telles que la dignité humaine et l'égalité[152], est suffisamment urgent et réel pour justifier une atteinte à la liberté d'expression[153]. En effet, le Parlement a le droit « de légiférer en se fondant sur une certaine conception fondamentale de la moralité aux fins de protéger les valeurs qui font partie intégrante d'une société libre et démocratique »[154]. Le juge Sopinka (pour la majorité) souligne non seulement que le matériel dégradant ou déshumanisant qui place les femmes dans un état de subordination et de soumission et qui les représente comme une catégorie d'objets d'exploitation est contraire aux principes d'égalité et de dignité humaine, mais également que le consentement des participants n'est pas déterminant et ne peut sauvegarder du matériel dégradant ou déshumanisant. Il laisse ainsi sous-entendre qu'un consentement libre et éclairé ne peut justifier un renoncement à la dignité humaine :

 

« (...) Le matériel dégradant ou déshumanisant place des femmes (et parfois des hommes) en état de subordination, de soumission avilissante ou d'humiliation. Il est contraire aux principes d'égalité et de dignité de tous les êtres humains. Pour déterminer si du matériel est dégradant ou déshumanisant, l'apparence de consentement n'est pas nécessairement déterminante. Le consentement ne saurait permettre de sauvegarder du matériel qui, par ailleurs, renferme des scènes dégradantes ou déshumanisantes. Parfois, l'apparence même de consentement rend les actes représentés encore plus dégradants ou déshumanisants[155] (...) Comme l'indique aussi le juge Anderson dans la même affaire, si l'on veut parvenir à une véritable égalité entre les hommes et les femmes, on ne peut ignorer la menace que présente pour l'égalité le fait d'exposer le public à certains types de matériel violent et dégradant. Le matériel qui représente les femmes comme une catégorie d'objets d'exploitation et d'abus sexuels a une incidence négative sur [TRADUCTION] "la valorisation personnelle et l'acceptation de soi" » [nos soulignés][156].

 

Cette idée selon laquelle le consentement des participants ne peut sauvegarder du matériel dégradant ou déshumanisant a été réitérée à nouveau dans les arrêts R c. Mara (par le juge Sopinka pour la Cour)[157] et R c. Labaye (par les juges dissidents)[158].

            En somme, l'interdiction frappant la vente de matériel obscène porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 2b) de la Charte canadienne, mais se justifie en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne afin de prévenir que des préjudices ne soient causés à la société tel que des actes antisociaux ou une atteinte aux valeurs fondamentales de dignité humaine et d'égalité. Le juge Sopinka (pour la majorité) soutient dans cet arrêt que la dignité humaine est étroitement liée à la valeur d'égalité. Il affirme, en effet, que le matériel dégradant ou déshumanisant qui place les femmes dans un état de subordination et de soumission et qui les représente comme une catégorie d'objets d'exploitation porte atteinte, de manière analogue à la propagande haineuse[159], aux valeurs fondamentales d’égalité et de dignité humaine sur lesquelles reposent notre vision de la société canadienne[160]. Il insiste également sur l'idée que le consentement des participants ne peut sauvegarder du matériel dégradant, déshumanisant et contraire aux valeurs d'égalité et de dignité humaine. En d'autres termes, une personne ne peut librement consentir à renoncer à la dignité humaine, car bien que la liberté soit une valeur étroitement liée à la dignité humaine, elle n'est pas la seule valeur que la dignité humaine cherche à protéger. La valeur d'égalité qui découle également de la dignité humaine constitue en quelque sorte une limite infranchissable à la liberté. En ce sens, tous les êtres humains sont égaux et nul ne peut consentir librement à se laisser dominer et exploiter sans porter atteinte à la dignité humaine.

            L'arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (1993) portant sur l'aide médicale au suicide est également important pour comprendre le sens du concept juridique de dignité humaine. Bien que dans cet arrêt la dignité humaine n'ait pas été invoquée directement pour justifier une restriction au droit à la sécurité et à la liberté de mettre fin à ses jours dans le contexte des décisions en fin de vie, elle se profile derrière le raisonnement de la Cour. La décision d'une personne de mettre fin à ses jours dans un contexte de fin de vie est sans aucun doute essentielle à l'autonomie et à la « dignité individuelle »[161] et est, pour cette raison, protégée par le droit à la sécurité[162] garanti par l'article 7 de la Charte canadienne. Cependant, le juge Sopinka (pour la majorité) jugea que l'interdiction de l'aide au suicide qui portait atteinte au droit à la sécurité était néanmoins conforme aux principes de justice fondamentale[163]. Selon le juge Sopinka, une restriction à un droit qui sert une fin valable et qui promeut l'intérêt de l'État (quel qu'il puisse être) n'est pas arbitraire et ne constitue donc pas une violation des principes de justice fondamentale[164]. Selon le juge Sopinka, l'interdiction de l'aide au suicide sert une fin valable et promeut l'intérêt légitime qu'a l'État de protéger la vie humaine et les personnes vulnérables[165] et n'est donc pas arbitraire. En filigrane de cette décision se profilent deux conceptions opposées de la dignité humaine. D'une part, le juge Sopinka affirme que l'interdiction de l'aide au suicide porte atteinte au droit à la sécurité[166] et incidemment aux valeurs qui le sous-tend à savoir l'autonomie personnelle et la « dignité de la personne »[167]. Dans cette première conception, la dignité humaine protège la liberté ou l'autonomie individuelle[168]. D'autre part, il soutient que cette atteinte au droit à la sécurité et à la « dignité de la personne » est conforme aux principes de justice fondamentale en ce qu'elle sert une fin valable et l'intérêt légitime qu'à l'État de protéger les personnes vulnérables et la valeur intrinsèque de la vie humaine que sous-tend la « dignité inhérente de tout être humain »[169]. Dans cette deuxième conception, la dignité humaine protège la vie humaine et les personnes vulnérables[170]. À ce propos, il dit :

 

« En tant que membres d'une société fondée sur le respect de la valeur intrinsèque de la vie humaine et sur la dignité inhérente de tout être humain, pouvons-nous insérer dans la Constitution, qui consacre nos valeurs les plus fondamentales, le droit de mettre fin à sa propre vie dans toutes circonstances ? Cette question soulève à son tour d'autres interrogations qui sont d'importance fondamentale, telle la mesure dans laquelle notre conception du caractère sacré de la vie comprend également des notions de qualité de la vie » [nos soulignés][171].

 

Il résout le conflit entre ces deux conceptions différentes de la dignité humaine en accordant préséance à la « dignité inhérente de tout être humain ». Il souligne en effet que le Canada et les démocraties occidentales considèrent le caractère sacré de la vie et incidemment la « dignité inhérente de tout être humain » comme le principe et les notions d'autonomie personnelle et de « dignité de la personne » comme l'exception. Il affirme :

 

« L'examen qui précède démontre que le Canada et d'autres démocraties occidentales reconnaissent et appliquent le principe du caractère sacré de la vie à titre de principe général soumis à des exceptions circonscrites et restreintes dans les cas où les notions d'autonomie personnelle et de dignité doivent prévaloir. Toutefois, ces mêmes sociétés persistent (...) à interdire l'aide au suicide dans des cas qui s'apparentent à celui de l'appelante[172] (...) S'il se dégage un consensus, c'est celui que la vie humaine doit être respectée et nous devons nous garder de miner les institutions qui la protège » [nos soulignés][173].

 

Cet arrêt démontre que le droit à la liberté et à la sécurité (et les notions d'autonomie et de « dignité de la personne » qu'il sous-tend) n'est pas absolu même pour les adultes[174] et qu'il peut être restreint si cette restriction sert une fin valable (promeut un intérêt véritable de l'État tel que la protection des personnes vulnérables et de la valeur intrinsèque de la vie humaine que sous-tend la « dignité inhérente de tout être humain ») et repose sur des motifs rationnels et non arbitraires. À ce propos, la juge en chef McLachlin (pour la majorité) affirme dans l'arrêt A.C. c. Manitoba (2009) :

 

« Dans Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, les juges s’accordaient globalement pour dire que le droit conféré par l’art. 7 de prendre des décisions concernant son corps et sa vie peut être restreint par la loi compte tenu d’autres intérêts opposés de la société. Dans cette affaire, l’intérêt opposé de la société était la protection des personnes vulnérables susceptibles d’être amenées par la coercition à mettre un terme à leur vie prématurément (...) tous les juges de la Cour qui ont abordé cette question ont accepté que les limites à l’autonomie personnelle qui font progresser un intérêt véritable de l’État ne contreviennent pas à l’art. 7 s’il est démontré qu’elles reposent sur des motifs rationnels et non arbitraires » [nos soulignés][175].

 

            En somme, l'interdiction de l'aide au suicide porte atteinte au droit à la sécurité garanti par l'article 7 de la Charte canadienne, mais est conforme aux principes de justice fondamentale. En effet, une restriction à un droit qui sert une fin valable (promeut un intérêt véritable de l'État tel que la protection des personnes vulnérables et de la valeur intrinsèque de la vie humaine que sous-tend la « dignité inhérente de tout être humain ») et repose sur des motifs rationnels et non arbitraires n'est pas arbitraire et ne constitue donc pas une violation des principes de justice fondamentale. Or cette restriction au droit à la sécurité sert une fin valable et promeut un intérêt véritable de l'État de protéger les personnes vulnérables et la vie humaine. En filigrane de cette décision se profilent deux conceptions opposées de la dignité humaine. D'une part, le juge Sopinka affirme que l'interdiction de l'aide au suicide porte atteinte au droit à la sécurité[176] et incidemment aux valeurs qui le sous-tend à savoir l'autonomie personnelle et la « dignité de la personne »[177]. Dans cette première conception, la dignité humaine protège la liberté ou l'autonomie individuelle[178]. D'autre part, il soutient que cette atteinte au droit à la sécurité et à la « dignité de la personne » est conforme aux principes de justice fondamentale en ce qu'elle sert l'intérêt légitime qu'à l'État de protéger les personnes vulnérables et la valeur intrinsèque de la vie humaine que sous-tend la « dignité inhérente de tout être humain »[179]. Dans cette deuxième conception, la dignité humaine protège la valeur intrinsèque de la vie humaine et les personnes vulnérables[180]. Ces deux conceptions de la dignité conduisent à des résolutions différentes du litige. La première conception milite en faveur de la levée de l'interdiction de l'aide au suicide alors que la deuxième conception milite en faveur du maintien de l'interdiction de l'aide au suicide. Le juge Sopinka résout ce conflit en accordant préséance à la deuxième conception de la dignité humaine en soulignant que le Canada et les autres démocraties occidentales considèrent la valeur intrinsèque de la vie humaine et la dignité inhérente de tout être humain comme le principe et l'autonomie personnelle et la dignité de la personne comme l'exception[181]. Il ajoute que « s'il se dégage un consensus, c'est celui que la vie humaine doit être respectée » et que « nous devons nous garder de miner les institutions qui la protège »[182].

            Dans l'arrêt R. c. Sharpe (2001), la Cour s'est penchée sur la constitutionnalité de l'article 163.1(4) du Code criminel interdisant la possession de pornographie juvénile. Elle jugea que cette interdiction portait atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 2b) de la Charte canadienne, mais qu'elle constituait, en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne, une limite raisonnable[183] qui se justifie dans une société libre et démocratique[184]. L'objectif visé par l'article 163.1(4) du Code criminel de prévenir le préjudice causé aux enfants[185] était suffisamment important, urgent et réel pour justifier une atteinte à la liberté d'expression[186]. En effet, la criminalisation de la possession de pornographie juvénile renforce les dispositions du Code criminel qui criminalisent la production et la distribution de cette forme de pornographie et fournit donc, selon la Cour, une protection supplémentaire contre l'atteinte à la dignité humaine des enfants qui, lors de la production de pornographie juvénile, sont souvent sexuellement exploités, avilis et réduits à de simples objets sexuels[187]. La juge McLachlin (pour la majorité) affirme :

 

« La criminalisation de la possession peut réduire le marché de la pornographie juvénile et l'exploitation des enfants qui y est souvent associée. Le lien entre la production de pornographie juvénile et le préjudice causé aux enfants est très fort. L'exploitation a une portée très étendue et des effets dévastateurs. L'enfant est traumatisé par le fait qu'il sert d'objet sexuel lors de la production du matériel pornographique. Il peut être sexuellement exploité et avili. Le traumatisme et l'atteinte à la dignité peuvent marquer l'enfant pour la vie. Il n'est pas rare que l'enfant tombe dans la déchéance et se retrouve dans le commerce du sexe » [nos soulignés][188].

 

Les juges l'Heureux-Dubé, Gonthier et Bastarache (dissidents) sont également d'avis que cet article vise à protéger et à assurer le respect de la dignité humaine. Ils affirment :

 

« La Cour ne doit pas non plus perdre de vue les autres droits et valeurs démocratiques que le législateur a voulu protéger en adoptant le par. 163.1(4) du Code criminel. L'interdiction de la possession de pornographie juvénile est conforme aux valeurs démocratiques essentielles à notre collectivité, ainsi qu'aux droits garantis aux enfants par la Charte. C'est une mesure législative qui favorise le respect de la dignité inhérente des enfants en enrayant le matériel qui les avilit, d'où son utilité pour protéger les droits des enfants à l'égalité et à la sécurité (...) L'interdiction de la possession de matériel de ce genre est donc compatible avec les valeurs consacrées par notre Charte. Elle favorise le respect de la dignité des enfants et indique qu'ils ont droit à la même considération que tous les autres membres de la société. À notre avis, le législateur a adopté une mesure législative raisonnable et justifiée dans une société libre et démocratique [nos soulignés][189].

 

            En somme, l'interdiction de possession de pornographie juvénile porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 2b) de la Charte canadienne, mais se justifie en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne afin de prévenir que des préjudices ne soient causés aux enfants. En effet, la criminalisation de la possession de pornographie juvénile renforce les dispositions du Code criminel qui criminalisent la production et la distribution de cette forme de pornographie et fournit donc, selon la Cour, une protection supplémentaire contre l'atteinte à la dignité humaine des enfants qui, lors de la production de pornographie juvénile, sont souvent sexuellement exploités, avilis et réduits à de simples objets sexuels. Tous les juges de la Cour reconnaissent dans cet arrêt que la dignité humaine est étroitement liée à l'égalité[190]. Selon la juge McLachlin (pour la majorité), l'exploitation sexuelle et l'avilissement des enfants de même que le fait de les traiter comme de simples objets sexuels, compromettent et minent les valeurs fondamentales d'égalité et de dignité humaine[191]. De même, les juges dissidents insistent sur le fait que tous les êtres humains (incluant les enfants) sont égaux et ont droit au même respect et à la même considération[192]. Selon eux, la pornographie juvénile exploite l'infériorité des enfants et se nourrit d'inégalités préexistantes[193]. Pour cette raison, la pornographie juvénile porte atteinte, selon eux, aux valeurs d'égalité et de dignité humaine[194].

            Dans l'arrêt Chaoulli c. Québec (2005), la Cour s'est penchée sur la constitutionnalité des articles 15 de la Loi sur l'assurance maladie et 11 de la Loi sur l'assurance-hospitalisation qui interdisent de souscrire à une assurance privée pour des soins de santé couverts par le régime public. Les juges McLachlin et Major (pour la majorité) soutiennent que, dans un contexte de délais d'attente où l’omission du gouvernement d’assurer un accès raisonnable à des soins de santé entraîne un accroissement des risques de complications et de mortalité, cette interdiction porte atteinte au droit à la vie et à la sécurité garanties par l'article 7 de la Charte canadienne[195] d'une manière arbitraire qui n'est, par conséquent, pas conforme aux principes de justice fondamentale[196]. Selon les juges majoritaires, est arbitraire une règle de droit qui « n’a aucun lien ou est incompatible avec l’objectif » qu’elle vise[197]. Or selon les juges majoritaires, l'interdiction de souscrire à des assurances privées en santé est arbitraire, car elle n'a aucun lien avec son objectif de préserver le système de santé publique[198]. Finalement, ils soutiennent que cette atteinte n'est pas minimale et qu'elle ne peut, par conséquent, être justifiée en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne[199]. Dans un même ordre d'idée, la juge Deschamps (pour la majorité) soutient que cette interdiction porte atteinte aux droits à la vie et à la sécurité garantis par l'article 1 de la Charte québécoise[200]. Selon elle, cette atteinte n'est pas minimale et ne peut donc pas être justifiée par l'article 9.1 de la Charte québécoise[201]. En revanche, dans leur analyse de l'article 7 de la Charte canadienne, les juges dissidents (Binnie, Fish et Lebel) concluent, sur la base de l'ensemble de la preuve recueillie par la juge de première instance, que cette interdiction n'est pas arbitraire, puisqu'elle permet de préserver l'intégrité du système public de santé[202]. De plus, dans leur analyse des articles 1 et 9.1 de la Charte québécoise, les juges dissidents sont d'avis que les droits garantis par l'article 1 de la Charte québécoise, et revendiqués par les appelants à l'appui de leur prétention d'inconstitutionnalité, ne s'exercent pas dans le respect des « valeurs démocratiques », de « l'ordre public » et du « bien-être général des citoyens du Québec » (en particulier des moins favorisés) tel que prescrit par l'article 9.1 de la Charte québécoise[203]. Selon les juges dissidents, les dispositions législatives contestées, qui interdisent de souscrire à une assurance privée, concernent les droits à la vie et à la sécurité de tous les citoyens. Bien que ces dispositions puissent porter atteinte aux droits à la vie et à la sécurité des personnes économiquement plus favorisées (une minorité de la population) qui disposent des moyens financiers pour souscrire à une assurance privée, elles sont nécessaires afin de préserver l'intégrité d'un système de santé publique[204] garant de la dignité humaine, de l'égalité[205] et du droit à la vie et à la sécurité de tous les citoyens en particulier des personnes économiquement moins favorisées qui ne disposent pas des ressources financières suffisantes pour souscrire à une assurance privée (une majorité de la population). Étant entendu que « tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi » [nos italiques][206] alors la solution que le législateur a tenté d'apporter au problème d'accès aux soins de santé, en interdisant la souscription à des assurances privées en santé afin de garantir un système public universel de santé accessible à tous, est, selon les juges dissidents, conforme à l'esprit du préambule[207] et à l'objectif général de la Charte québécoise qui vise « la protection du droit à la dignité et à l'égalité de tout être humain » [nos italiques][208]. Les juges dissidents justifient ainsi la restriction des droits à la sécurité des appelants (qui représente une minorité favorisée) au nom de la dignité humaine et du bien-être général de TOUS les citoyens du Québec[209]. Cette justification repose sur une interprétation téléologique[210] qui veut que les Chartes (canadienne et québécoise) n'aient pas pour but et ne doivent pas servir à invalider des lois qui visent à améliorer le sort des personnes moins favorisées en protégeant des droits économiques et sociaux essentiels à la dignité humaine et garants d'une réelle liberté pour tous :

 

« Les personnes qui sollicitent une assurance maladie privée sont celles qui en ont les moyens et qui y sont admissibles. Ce sont les membres de la société qui sont plus favorisés. Ils se distinguent de la population générale non pas par leurs problèmes de santé, qui sont communs à toutes les couches sociales, mais plutôt par leur revenu. Nous partageons l’avis du juge en chef Dickson selon lequel la Charte canadienne ne doit pas devenir un instrument utilisé par les riches pour « écarter » les avantages d’un régime législatif qui vient en aide aux membres plus pauvres de la société (...) Les observations du juge en chef Dickson deviennent encore plus pertinentes dans le cas de la Charte québécoise en raison de sa portée générale et de son applicabilité à une vaste gamme de rapports privés (...) À cet égard, il faut se rappeler que les dispositions législatives contestées en vertu de l’art. 1 concernent tous les citoyens du Québec. Elles visent des préoccupations partagées par tous les citoyens ainsi que des droits appartenant à chacun d’eux. La solution législative touche non seulement les individus, mais encore la société dont ils font partie. Il s’agit d’un problème auquel le législateur a tenté d’apporter une solution acceptable pour tous, conformément à l’esprit du préambule de la Charte québécoise (...) La preuve que nous avons examinée plus haut établit que les dispositions contestées faisaient partie d’un système soucieux de protéger les intérêts de tous, et non de certains seulement » [nos soulignés][211].

 

            En somme, l'interdiction de souscrire à une assurance privée pour des soins de santé couverts par le régime public porte atteinte, selon les juges majoritaires, au droit à la vie et à la sécurité garantis par les articles 7 de la Charte canadienne d'une manière arbitraire qui n'est, par conséquent, pas conforme aux principes de justice fondamentale et qui ne peut également être justifiée en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne. Ils soutiennent également que cette interdiction porte une atteinte qui n'est pas minimale aux droits à la vie et à la sécurité garantis par l'article 1 de la Charte québécoise et qu'elle ne peut donc pas être justifiée par l'article 9.1 de la Charte québécoise. En revanche, les juges dissidents concluent dans leur analyse de l'article 7 de la Charte canadienne que cette interdiction n'est pas arbitraire, puisqu'elle permet de préserver l'intégrité du système public de santé. De plus, dans leur analyse des articles 1 et 9.1 de la Charte québécoise, les juges dissidents sont d'avis que les droits garantis par l'article 1 de la Charte québécoise, et revendiqués par les appelants à l'appui de leur prétention d'inconstitutionnalité, ne s'exercent pas dans le respect des « valeurs démocratiques », de « l'ordre public » et du « bien-être général des citoyens du Québec » (en particulier des moins favorisés) tel que prescrit par l'article 9.1 de la Charte québécoise. Par conséquent, selon les juges dissidents, cette atteinte au droit à la vie et à la sécurité se justifie au nom des valeurs d'égalité et de dignité humaine et du bien-être général de TOUS les citoyens du Québec. Étant entendu que « tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi » [nos italiques], alors TOUS ont droit à ce que leurs intérêts et leurs droits reçoivent une égale protection[212]. La solution législative d'interdire la souscription d'assurance privée en santé, nécessaire selon la preuve pour garantir un système public universel de santé accessible à tous, respecte et protège les intérêts et les droits de TOUS les citoyens et pas seulement ceux d'une minorité économiquement favorisée[213]. Par le recours à une interprétation téléologique, les juges dissidents soulignent que les Chartes (canadienne et québécoise) n'ont pas pour but et ne doivent pas servir à invalider des lois qui visent à améliorer le sort des personnes moins favorisées en protégeant des droits économiques et sociaux essentiels à la dignité humaine et garants d'une réelle liberté pour tous. Dans cet arrêt, les juges dissidents insistent donc sur le lien étroit qui unit la dignité humaine et l'égalité et sur l'importance qui en découle de protéger les personnes pauvres et défavorisées de la société. Ils soulignent, en effet, que les tribunaux doivent veiller à ce que les Chartes, qui protègent la liberté négative essentielle aux personnes favorisées, ne deviennent pas un instrument pour écarter des lois visant à protéger, par des droits économiques et sociaux, la liberté positive essentielle aux personnes moins favorisées[214]. Leurs propos font échos à ceux prononcés par le juge Dickson dans des arrêts antérieurs : « Lorsque les tribunaux interprètent et appliquent la Charte, ils doivent veiller à ce qu’elle ne devienne pas simplement l’instrument dont se serviront les plus favorisés pour écarter des lois dont l’objet est d’améliorer le sort des moins favorisés » [215]. En réaction à ces propos du juge Dickson, Victor V. Ramraj affirme :

 

« To the extent that rights militate against the Charter's underlying vision of society, they should be limited (...) Dickson C.J.C., in this brief passage, captures an important truth about the Charter and about the nature of rights in general : when stripped of their purpose, rights can be as debilitating as they can be progressive. A right can be used improperly as a shield from appropriate state intervention or as a sword against others, or both. An appreciation of the social and historical context is necessary to determine when to limit the right.  What links rights and limitations is the notion of positive liberty » [nos soulignés][216].

 

Ainsi, selon Victor V. Ramraj ce qui lie les droits garanti par les Chartes et la limite raisonnable qui peut leur être apportée en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne ou de l'article 9.1 de la Charte québécoise est la préoccupation commune pour la liberté positive[217] et pour la valeur d'égalité (liée aux droits économique, sociaux et culturels)[218] que cette liberté positive permet de réaliser[219]. Malheureusement, la décision majoritaire de l'arrêt Chaoulli adopte une position libertarienne[220] et vient confirmer les propos tenus en 1989 par Andrew Petter à l'effet que la Charte canadienne a été et sera sans doute interprété comme un instrument régressif nuisible aux personnes vulnérables et désavantagées :

 

« The Charter is a regressive instrument more likely to undermine than to advance the cause of ordinary and disadvantaged Canadians. Seven years of litigation have shown that, except in criminal cases, the major beneficiaries of Charter rights are corporations, professionals, and other privileged interest (...) the Charter will tend to serve the interests of the economically privileged over those of ordinary and disadvantaged Canadians. At best, the Charter will divert progressive energies, inhibit market regulation, and legitimize prevailing inequalities in wealth and power. At worst, it will undermine existing programmes and block future reform » [nos soulignés][221].

 

 

2.1.3. La dignité et l'égalité

            Dans les arrêts R c. Keegstra (1990), Renvoi relatif à l'article 193 et 195.1(1)(c) du Code criminel (1990), R c. Butler (1992), R. c. Sharpe (2001) et Chaoulli c. Québec (2005), la dignité humaine et l'égalité ont servi à justifier une limite raisonnable à la liberté et la Cour a insisté sur le lien étroit qui unit ces deux valeurs. Dans la présente section, nous tenterons de démontrer comment la dignité humaine éclaire le concept d'égalité garanti à l'article 15 de la Charte canadienne. Nous retraçerons également le sens conféré à la dignité humaine dans le cadre du droit à l'égalité. Et finalement, nous étudierons trois arrêts de la Cour suprême du Canada postérieurs à l’arrêt Law et portant sur le droit à l’égalité où l’application du concept juridique de dignité humaine par la Cour a engendré des critiques acerbes par la doctrine (2.1.3.1). Ensuite, nous traiterons du droit à la dignité garanti par l'article 4 de la Charte québécoise et du lien qu'il entretient avec l'égalité (2.1.3.2).

 

2.1.3.1 Le droit à l'égalité

 

            L'histoire du droit à l'égalité comporte trois arrêts clés : l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia (1989), l'arrêt Law c. Canada (1999) et l'arrêt R. c. Kapp (2008)[1]. L'arrêt Andrews fut la première décision portant sur le droit à l'égalité[2]. Dans cet arrêt, le juge McIntyre souligne que le droit à l'égalité n'est pas une garantie générale d'égalité et de justice sociale[3]. Il ne porte que sur l'application de la loi[4] et ne garantit, par conséquent, qu'une protection limitée contre certaines formes de distinctions législatives discriminatoires fondées sur un motif énuméré à l'article 15 ou sur un motif analogue[5]. Le juge McIntyre insiste également sur le fait que l'égalité garantie par cette disposition n'est pas que formelle[6]. Une égalité formelle signifie que des personnes se trouvant dans une situation analogue doivent être traitées de façon analogue et que des personnes se trouvant dans des situations différentes doivent être traitées différemment[7]. En d'autres termes, il y a égalité formelle lorsque les individus reçoivent un traitement identique et inégalité lorsqu'ils reçoivent un traitement différent. Ce critère d'égalité est, selon le juge McIntyre[8], assimilable au principe d'égalité formelle formulé par le philosophe de l'Antiquité, Aristote, qui affirmait :

 

« Si les personnes ne sont pas égales, elles n'obtiendront pas dans la façon dont elles seront traitées l'égalité. De là viennent les disputes et les contestations, quand des personnes sur le pied d'égalité n'obtiennent pas des parts égales, ou quand des personnes, sur le pied d'inégalité, ont et obtiennent un traitement égal » [nos soulignés][9].

 

Selon le juge McIntyre, ce critère de traitement identique pour tous, appliqué au pied de la lettre, peut, en ne tenant pas compte des différences individuelles, conduire à l'exclusion et engendrer de graves inégalités[10]. Il pourrait également servir, selon le juge McIntyre, à justifier les lois de Nuremberg d'Adolf Hitler qui prévoyaient un traitement identique pour tous les Juifs[11]. En effet, en considérant les Juifs comme des êtres humains inférieurs, Hitler était justifié, selon le critère d'égalité formelle, de traiter les Juifs différemment des autres êtres humains. Or le droit à l'égalité garanti par l'article 15 de la Charte canadienne, qui a pour objet de garantir l'égalité dans la formulation et l'application de la loi (dans l'objet et l'effet de la loi)[12], ne vise pas une identité de traitement (une égalité formelle), mais une égalité de traitement (une égalité réelle)[13]  qui respecte les différences[14] et qui garanti, dans l'application de la loi, qu'aucun être humain n'est, malgré ses différences, considéré comme inférieur[15] , comme une personne de moindre valeur[16], comme un citoyen de deuxième classe[17] ou comme moins méritant[18] qu'un autre. Par exemple, dans l'arrêt Granovsky c. Canada (2000), le juge Binnie (pour la Cour) fait un vibrant témoignage en faveur du droit à l'égalité des personnes handicapées :

 

« La reconnaissance de l’humanité que les personnes ayant une déficience ont en commun avec toutes les autres personnes, et la croyance que les qualités et les aspirations que nous partageons importent davantage que nos différences, sont deux forces qui animent les droits à l’égalité » [nos soulignés][19].

 

Bien qu'une différence de traitement et des distinctions fondées sur des motifs interdits puissent souvent être source de discrimination[20], l'égalité réelle que garantit le droit à l'égalité[21] exige parfois, selon le contexte[22], que des distinctions soient faites[23] afin de tenir compte des différences réelles dans les caractéristiques de certaines personnes[24] et des conditions sociales, politiques et économiques différentes[25]. Le paragraphe 15(2) de la Charte canadienne étaye d'ailleurs cette conclusion puisqu'il autorise le gouvernement à faire de la discrimination positive[26], c'est-à-dire des distinctions respectueuses du droit à l'égalité en adoptant des lois visant à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés dans la société[27]. Si la Charte canadienne visait à éliminer toutes les distinctions entre individus des dispositions comme l'article 2(a), l'article 25 et l'article 27 n'auraient alors, selon le juge McIntyre, plus leur place[28]. En d'autres termes, le respect des différences, et la nécessité qui en découle parfois de faire des distinctions, est « l'essence d'une véritable égalité »[29]. Cette égalité réelle que garanti le droit à l'égalité vise à promouvoir la dignité humaine[30], c'est-à-dire l'idée que « favoriser l'égalité emporte favoriser l'existence d'une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération »[31]. Le droit à l'égalité garanti à tous ce même respect, cette même déférence et cette même considération que requiert la dignité humaine en assurant à tous la même protection et le même bénéfice de la loi[32] et en interdisant toute loi qui, par son objet ou son effet, impose plus de restrictions, de sanctions ou de fardeaux à un individu ou à un groupe qu'à un autre[33]. Le droit à l'égalité vise donc à interdire toute discrimination, c'est-à-dire toute distinction législative intentionnelle ou non (par son objet ou son effet)[34] fondée sur un motif énuméré ou analogue qui a pour effet d'imposer à un individu ou à un groupe « des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société »[35]. Dans les arrêts McKinney c. Université de Guelph (1990)[36], Miron c. Trudel (1995)[37], Egan c. Canada (1995)[38] et Vriend c. Alberta (1998)[39], la Cour suprême du Canada a réaffirmé l'idée que le droit à l'égalité vise à promouvoir la dignité humaine.

            Dans l'arrêt Law c. Canada (1999), le juge Iacobucci (pour la Cour) réitère par souci de synthèse cette idée déjà solidement ancrée que la dignité humaine est l'objet du droit à l'égalité :

 

« On pourrait affirmer que le par. 15(1) a pour objet d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération » [nos soulignés][40].

 

Le juge Iacobucci souligne que la dignité humaine ne constitue pas seulement l'objet de l'article 15 de la Charte canadienne, comme l'avaient souligné les arrêts précédents, mais également un nouveau « critère juridique »[41] à satisfaire par le demandeur pour démontrer une atteinte au droit à l'égalité. En vertu de ce nouveau critère juridique préfiguré dans la trilogie d'arrêts prononcés en 1995, les arrêts Miron c. Trudel, Egan c. Canada et Thibaudeau c. Canada[42], le demandeur qui invoque le droit à l'égalité doit, pour prouver qu'il est victime de discrimination, non seulement satisfaire aux critères de l'arrêt Andrews[43], mais également démontrer que cette distinction législative préjudiciable (qui perpétue un désavantage ou un préjugé ou qui impose un désavantage fondé sur l'application d'un stéréotype) fondée sur un motif énuméré ou analogue est, suite à un examen contextuel, en conflit avec l'objet de l'article 15[44] et sape, par conséquent, la dignité humaine[45]. Une distinction législative préjudiciable sape la dignité humaine si elle véhicule ou transmet l'idée que certaines personnes sont moins capables ou moins dignes d'être reconnues ou valorisées en tant qu'être humain ou en tant que membre de la société canadienne[46]. Selon la Cour, ce nouveau critère juridique de dignité humaine est essentiel pour écarter les plaintes futiles[47] et pour garantir l'égalité réelle en s'assurant qu'une distinction législative préjudiciable fondée sur un motif énuméré ou analogue constitue vraisemblablement une inégalité réelle, c'est-à-dire une discrimination réelle proscrite par l'article 15[48]. Quatre facteurs contextuels ont été élaborés pour aider à déterminer s'il existe effectivement dans les faits une atteinte à la dignité humaine : la préexistence d'un désavantage (facteur qui sera probablement le plus concluant pour démontrer qu'une distinction législative est discriminatoire)[49], la nature et l'importance du droit touché par la mesure contestée, la correspondance entre la mesure contestée et les besoins, les capacités et les caractéristiques personnelles du demandeur et finalement l'effet améliorateur de la mesure contestée sur une personne ou un groupe plus défavorisé dans la société[50]. Les premier et deuxième facteurs sont des facteurs aggravants qui indiquent une atteinte à la dignité humaine alors que les troisième et quatrième facteurs sont des facteurs disculpants qui indiquent l’absence d’atteinte à la dignité humaine[51]. La Cour souligne qu’il peut exister d’autres facteurs et que les quatre facteurs énumérés ne sont pas tous pertinents dans chaque cas[52]. L'usage de la dignité humaine comme nouveau critère juridique fut cependant critiqué à la fois par la jurisprudence[53] et la doctrine[54]. Deux critiques ont été formulées. La principale critique est à l'effet que ce nouveau critère accroît considérablement le fardeau de preuve du demandeur qui se prétend victime de discrimination[55]. De plus, en incorporant dans l'article 15 des éléments de justification relevant davantage de l'article 1 de la Charte canadienne, ce nouveau critère introduit également une confusion entre les articles 15 et 1[56] qui doivent, selon la Cour, être maintenus analytiquement distincts[57].

            Dans l'arrêt R c. Kapp, qui est désormais l'arrêt de principe pour le droit à l'égalité[58], les juges McLachlin et Abella (pour la majorité) reconnaissent que la dignité humaine est l'objet du droit à l'égalité[59], mais rejettent pour les deux raisons évoquées précédemment le « critère juridique » de dignité humaine issu de l'arrêt Law[60]. Elles réhabilitent le modèle et les critères de l'arrêt Andrews[61] qui prévoyait deux fondements possibles à la discrimination (la perpétuation d'un préjugé ou d'un désavantage ou l'application de stéréotypes)[62] et retiennent les quatre facteurs contextuels élaborés dans l'arrêt Law qu'elles associent non pas à la dignité humaine, mais aux éléments constitutifs des paragraphes 15(1) et 15(2)[63]. Elles réitèrent l'importance de l'égalité réelle[64] et insistent sur l'idée que l'égalité réelle ne peut être assurée que par l'effet combiné des paragraphes 15(1) et 15(2) de la Charte canadienne[65]. Il n'y aura, par conséquent, d'inégalité réelle et de discrimination au sens du paragraphe 15(1) qu'en l'absence d'application du paragraphe 15(2)[66]. Alors que le paragraphe 15(1) vise à éviter une atteinte à l'égalité réelle en interdisant la discrimination[67] qui « incarne les pires effets de la dénégation de l'égalité »[68], le paragraphe 15(2) vise à promouvoir l'accès à une égalité réelle et à combattre de manière proactive la discrimination en améliorant la situation d'individus ou de groupes défavorisés ou vulnérables[69] qui souffrent dans leur dignité[70] et qui ont, dans le passé, souffert de discrimination[71] ou ont subi un désavantage en étant exclus de l'ensemble de la société ordinaire comme ce fut le cas pour les personnes handicapées[72]. L'article 15 est donc notamment « conçu pour protéger les groupes défavorisés sur les plans social, politique et juridique dans notre société »[73]. L'égalité réelle, qui découle de l'effet combiné de ces deux paragraphes, est essentielle à la dignité humaine[74], car « ce n’est que dans un contexte d’égalité réelle que la fraternité et l’harmonie peuvent exister » et « que chacun peut véritablement vivre dans la dignité »[75].

            Dans la jurisprudence portant sur le droit à l'égalité, la dignité humaine a reçu plusieurs significations. La Cour a employé pour une première fois le terme de dignité en relation avec le droit à l'égalité dans l'arrêt McKinney c. Université de Guelph (1990)[76]. Dans cet arrêt, la juge Wilson (dissidente) mentionne expressément que la garantie d'égalité vise à promouvoir la dignité humaine en interdisant la discrimination résultant de stéréotypes et de préjugés[77]. Dans un même ordre d'idée, la juge McLachlin (pour la majorité), dans l'arrêt Miron c. Trudel (1995), soutient que la reconnaissance de la dignité humaine emporte avec elle la reconnaissance du mal que représente la discrimination. Elle affirme :

 

« Le corollaire de la reconnaissance de la dignité de chacun est la reconnaissance qu'il est mauvais d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société, pour le seul motif que la personne est membre d'un groupe particulier réputé moins capable ou méritant que d'autres. C'est le mal que l'on appelle discrimination » [nos soulignés][78].

 

Mais ce n'est que dans les arrêts Egan c. Canada (1995) et Thibaudeau c. Canada (1995), que les juges Cory et Iacobucci définissent pour la première fois le terme de dignité humaine. Ils soutiennent qu'en interdisant toute discrimination, le droit à l'égalité renforce le concept de dignité humaine « suivant lequel tous les êtres humains, aussi différents puissent-ils paraître aux yeux de la majorité, méritent tous le même intérêt, le même respect et la même considération »[79]. Cette première définition de la dignité humaine fut reprise dans l'arrêt unanime Law c. Canada (1999) où le juge Iacobucci (pour la cour) définit clairement le concept de dignité humaine dans le contexte du droit à l'égalité. Bien qu'il reconnaît qu'il puisse exister différentes conceptions de la dignité, il précise d'entrée de jeu que la dignité humaine n'a rien à voir avec le statut social ou la position d'une personne dans la société[80]. Elle relève davantage de la reconnaissance de l'égale valeur intrinsèque de tous les êtres humains[81] et de l'égal respect et de l'égale considération qu'appelle la reconnaissance de cette valeur[82]. En conséquence, la dignité humaine signifie, selon la cour, que tous les êtres humains ressentent du respect et de l'estime de soi[83], que « tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération »[84] et que tous ont le droit « de participer pleinement à la société »[85]. La dignité humaine est bafouée par des lois qui ne tiennent pas compte des différences réelles entre les individus en n'étant pas sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites des différentes personnes ou par des lois qui marginalisent ou dévalorisent certaines personnes[86], jettent un doute sur leur valeur en tant qu'êtres humains[87], minent leur estime de soi[88] et véhicule ainsi le message que certaines personnes sont moins capables ou moins dignes d'être reconnues ou valorisées en tant qu'être humain ou en tant que membre de la société canadienne[89]. En s'inspirant des propos du juge Lamer (dissident) dans l'arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général)[90] (1993), le juge Iacobucci mentionne également une deuxième définition de la dignité humaine. Il insiste, en effet, sur le fait que la dignité humaine relève de l'intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle (de l'autonomie individuelle)[91]. Par conséquent, le paragraphe 15(1) « vise la réalisation de l’autonomie personnelle et de l’autodétermination »[92] et exige, pour reprendre les propos du juge Lamer, que les restrictions apportées à l'autonomie individuelle « soient réparties avec une certaine égalité »[93]. En d'autres termes, le droit à l'égalité interprétée à l'aulne de la valeur de dignité humaine vise à garantir une égalité réelle, c'est-à-dire un égal respect et une égale autonomie[94] pour tous[95] où tous peuvent avoir le sentiment d'être traités en égal avec un égal respect et une égale considération de la part de l'État, incluant bien entendu les personnes handicapées[96] qui ont dans le passé été exclues de l'ensemble de la société ordinaire[97]. Dans l'arrêt Granovsky c. Canada (2000), le juge Binnie (pour la Cour) affirme :

 

« La Charte n’est pas une baguette magique qui permet de supprimer toute affection physique ou mentale, et on ne s’attend pas non plus à ce qu’elle donne l’illusion de le faire. Elle ne permet pas non plus d’atténuer ou de supprimer les limitations fonctionnelles qui découlent véritablement de l’affection. Toutefois, l’art. 15 de la Charte peut jouer un rôle très important en permettant d’aborder la manière dont l’État réagit aux gens ayant une déficience. Le paragraphe 15(1) garantit que les gouvernements ne puissent pas, intentionnellement ou en omettant de prendre les mesures d’accommodement appropriées, stigmatiser l’affection physique ou mentale sous-jacente ou attribuer à une personne des limitations fonctionnelles que cette affection physique ou mentale sous-jacente n’entraîne pas, ou encore omettre de reconnaître les difficultés supplémentaires que les personnes ayant une déficience peuvent éprouver à s’épanouir dans une société implacablement conçue pour répondre aux besoins des personnes physiquement aptes » [nos soulignés][98].

 

            En somme, l'égalité et la dignité humaine sont des valeurs inextricablement liées. Selon la Cour, c'est le droit à l'égalité qui reconnaît et défend plus que tout autre droit la dignité humaine[99]. La dignité humaine telle que définie par la Cour suprême du Canada est intrinsèque[100] et inhérente[101] à tout être humain[102]. Elle confère à tout être humain une égale valeur intrinsèque[103] qui commande, indépendamment de son comportement, un égal respect et une égale considération de la part de l'État [104]. Cette reconnaissance de l'égale valeur de chaque être humain commande un égal respect et assure la dignité de chacun[105]. Elle impose à l'État l'obligation de traiter chaque citoyen en égal en garantissant une réelle égalité juridique. Cette obligation de l'État a comme corollaire le droit de tout individu d'être traité en égal dans l'application de la loi. Ce droit à l'égalité a pour objet de préserver la dignité humaine en interdisant toute discrimination et en favorisant « l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération »[106]. En validant, en vertu du paragraphe 15(2), les lois qui visent à combattre de manière proactive la discrimination en améliorant la situation d'individus ou de groupes défavorisés ou vulnérables et en interdisant, en vertu du paragraphe 15(1), les lois qui ne tiennent pas compte des différences réelles entre les individus et les lois qui marginalisent ou dévalorisent certaines personnes, le droit à l'égalité interprétée à l'aulne de la valeur de dignité humaine vise à garantir une égalité réelle, c'est-à-dire un égal respect et une égale liberté pour tous[107].

            Les arrêts Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh (2002)[108]Gosselin c. Québec (2002)[109] et Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (2004)[110] sont, parmi les arrêts postérieurs à l’arrêt Law c. Canada, ceux où l’application du concept juridique de dignité humaine dans le cadre du droit à l’égalité a été la plus fortement critiquée par la doctrine[111]. Nous présentons ici notre propre analyse de ces arrêts. D’une manière générale, ces trois arrêts démontrent la difficulté d’application du facteur contextuel de correspondance qui exige de prendre en compte les besoins, les capacités ou la situation véritable du demandeur. De manière plus spécifique, les arrêts Walsh et Gosselin démontrent la difficulté, dans le cadre du facteur de correspondance, d’assimiler sans d’autre qualification la dignité humaine au respect de l’autonomie. En effet, dans ces arrêts, certains juges ont opté pour une conception de la dignité humaine qui met l'emphase sur l’autonomie en tant que liberté négative[112] alors que d'autres ont opté sans le mentionner expressément pour une conception de la dignité humaine qui met plutôt l'emphase sur l’autonomie en tant que liberté positive[113]. Par ailleurs, l’arrêt Canadian Foundation for Children a démontré le danger de fonder une décision sur les facteurs contextuels pour déterminer une atteinte à la dignité humaine. En effet, tous les juges ont conclu que trois des quatre facteurs contextuels menaient à une conclusion d’atteinte à la dignité humaine et de discrimination. Pourtant, les juges de la majorité ont fondé leur conclusion d’absence d’atteinte à la dignité humaine et de discrimination sur le seul facteur de correspondance en soutenant que le retrait aux enfants de la protection du droit criminel contre les voies de fait (destiné à protéger l'intégrité physique) était conforme à la dignité humaine puiqu’il répondait à leurs besoins.

            Dans l'arrêt Walsh, la Cour s'est penchée sur la constitutionnalité de la définition de « conjoint » à l'article 2g) de la Matrimonial Property Act de la Nouvelle-Écosse (« MPA ») qui exclut de son champ d'application les conjoints de fait (non mariés). Les intimés, qui sont conjoints de fait, prétendent que l'exclusion des conjoints non mariés de la définition de « conjoint » à l'article 2g) de la loi est contraire au droit à l'égalité garantit à l'article 15 de la Charte canadienne puisqu'elle les prive du bénéfice accordé par cette loi aux conjoints mariés quant à la présomption de partage égal des biens matrimoniaux. Le juge Bastarache (pour la majorité) reconnaît que la loi crée une différence de traitement fondée sur l'état matrimonial (reconnu comme un motif analogue) entre les conjoints mariés et les conjoints de fait[114]. Néanmoins, il estime que cette distinction, du point de vue de la norme subjective-objective[115], n'est pas discriminatoire, car elle respecte la dignité humaine des conjoints de fait[116]. En l'espèce, le juge Bastarache applique la conception de la dignité humaine, énoncée dans l'arrêt Law c. Canada, selon laquelle tous les canadiens sont d'égale valeur et des membres égaux de la société canadienne et méritent, par conséquent, « le même intérêt, le même respect et la même considération »[117]. Suite à l'analyse des quatre facteurs contextuels énoncés dans l'arrêt Law c. Canada, il est d'avis que la loi n'a pas porté atteinte à la dignité humaine des conjoints de fait[118]. Au soutien de sa conclusion, il met l'emphase sur le facteur de correspondance selon lequel une « disposition législative qui prend en compte les besoins, les capacités ou la situation véritable du demandeur (...) d’une façon qui respecte leur valeur en tant qu’êtres humains et que membres de la société canadienne, sera moins susceptible d’avoir un effet négatif sur la dignité humaine »[119]. Selon le juge Bastarache, la différence entre le mariage et l'union libre est centrale pour déterminer si la loi tient compte de la situation véritable des intimés[120]. Le principe général veut que les couples en union libre (les conjoints de fait) qui refusent de se marier ou qui ne prennent pas de mesure consensuelle non équivoque pour être assujettis à un régime de partage égal des biens matrimoniaux, conservent le droit de disposer de leurs biens comme bon leur semble[121]. Dits autrement, les couples en union libre ont, par défaut, le droit de disposer de leurs biens à leur guise[122]. Par conséquent, la loi qui réserve un régime de partage égal des biens matrimoniaux aux conjoints mariés qui y ont consensuellement consentis par le fait du mariage[123] tient compte de la situation véritable des intimés en respectant leur liberté et leur choix d'être en union libre et de ne pas être assujettis, faute de mesure consensuelle non équivoque, à un tel régime[124]. Il affirme :

 

« On peut donc dire que la MPA crée un régime de partage des biens conçu pour les personnes qui ont pris, mutuellement, une mesure concrète pour s’en prévaloir. À l’inverse, la loi exclut de son champ d’application les personnes qui n’ont pris aucune mesure en ce sens. En exigeant qu’il existe un consensus, exprimé par le mariage ou par l’enregistrement d’une union civile, on ne respecte pas moins, mais davantage l’autonomie et l’autodétermination des couples vivant en union libre, de même que leur faculté de vivre dans une forme d’union qu’ils ont eux-mêmes façonnée » [nos soulignés][125].

 

Selon le juge Bastarache, on ne peut présumer que les couples en union libre ont accepté toutes les obligations découlant du mariage[126]. Ainsi, le choix de certaines personnes de ne pas se marier et de ne pas être assujetties à des droits et obligations commande le même respect que le choix de certaines personnes de se marier et d'être assujetties à des droits et obligations réciproques[127]. Le juge Bastarache reconnaît que la liberté de se marier, qui requiert obligatoirement le consentement de chaque époux, peut parfois être illusoire lorsqu'un seul des deux conjoints le désire. Par conséquent, le choix de ne pas être assujetti à un régime de partage égal des biens matrimoniaux peut en réalité ne pas en être un[128]. Mais considérant que le principe est le droit de disposer de ses propres biens comme bon nous semble[129] et que la loi ne prévoit qu'un partage égal des biens matrimoniaux qu'en cas de mariage (qui requiert obligatoirement le consentement de chaque époux) alors il serait contraire à la liberté individuelle d'imposer un régime de partage égal des biens matrimoniaux, destiné aux personnes qui se sont engagées de façon non équivoque, à des couples en union libre qui n'y ont pas consenti[130]. De plus, les couples en union libre bénéficient des mêmes avantages que les couples mariés puisqu'ils peuvent eux aussi choisir consensuellement d'être assujettis au même régime d’association économique que les couples mariés[131]. Par conséquent, la différence de traitement entre les couples mariés et les couples en union libre ne prive pas les couples en union libre d'un avantage reconnu aux couples mariés[132]. La loi ne perpétue pas non plus l’idée que les couples non mariés sont moins dignes d’être respectés et valorisés en tant que membres de la société canadienne, car tous les conjoints sont réputés libres de faire des choix fondamentaux dans leur vie[133]. Considérant que l'objet de l'article 15 de la Charte canadienne est « d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles »[134] alors la loi est conforme à cet objet et n'est donc pas discriminatoire et ne porte pas atteinte à la dignité humaine[135]. Comme l'affirme le juge Bastarache : « S’il est nécessaire d’instaurer un régime de protection uniforme et universel sans égard à l’état matrimonial choisi, cette question ne relève pas du par. 15(1). La MPA ne protège que les personnes qui ont manifesté leur volonté d’y être assujetties et qui ont exercé leur droit de choisir »[136]. En d'autres termes, à supposer qu'il soit légitime d’instaurer au nom de l'égalité un régime de protection uniforme et universel sans égard à l’état matrimonial choisi, ce changement ne peut se faire par le truchement de l'article 15 de la Charte canadienne qui vise à assurer une égale liberté à tous[137]. En l'espèce, le juge Bastarache (pour la majorité) assimile cette liberté à la liberté de choix (à la liberté négative)[138].

            La juge l'Heureux-Dubé (dissidente) soutient, au contraire, que la loi est discriminatoire[139] et qu'elle ne peut être justifiée par l'article 1 de la Charte canadienne[140]. Dans l'analyse des facteurs contextuels, elle met surtout l'emphase sur l'existence chez les couples en union libre d'un désavantage préexistant[141] et sur la nature fondamentale du droit touché à savoir le droit présumé à la répartition égale des biens et des actifs[142]. Elle invoque également le facteur de correspondance selon lequel « la dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelle qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne »[143]. Selon la magistrate, les besoins des couples en union libre et les besoins des couples mariés à la rupture de l'union sont les mêmes[144]. Puisque la loi vise à reconnaître ces besoins et y répondre, le fait qu’elle ne protège que les conjoints mariés implique que les besoins des conjoints de fait hétérosexuels ne méritent pas la même reconnaissance. Or cette non-reconnaissance, affirme la juge l'Heureux-Dubé, « diminue leur statut à leurs propres yeux et aux yeux de l’ensemble de la société parce qu’elle suggère qu’ils sont moins dignes de respect et de considération. Ils sont touchés dans leur dignité : ils sont victimes de discrimination »[145]. Selon la magistrate, le coeur du problème n'est pas la liberté de choix (la liberté négative) et le consensus requis pour être assujetti au régime de partage égal des biens matrimoniaux, mais la reconnaissance des besoins des conjoints mariés ou non[146]. Selon elle, le choix de se marier et d'être assujetti au régime de partage égal des biens matrimoniaux, qui requiert obligatoirement le consentement de chaque partenaire, n'est pas un véritable choix individuel, car la capacité de se marier est entravée lorsque l'un des partenaires désire se marier et que l'autre ne le veut pas[147]. En ne tenant pas compte du fait que la décision de ne pas être assujetti au régime de partage égal des biens matrimoniaux ne résulte pas d'un choix individuel, la loi porte atteinte à la dignité humaine des conjoints de fait[148]. La juge accepte néanmoins que la non-reconnaissance des conjoints de fait par la loi puisse ne pas porter atteinte à leur dignité s’ils disposent d'autres moyens appropriés de faire valoir leurs droits[149]. Or les moyens à leur disposition (enrichissement sans cause et droit des fiducies) sont, selon la juge, insuffisants et sans commune mesure avec le régime légal des biens prévu par la loi[150]. Par conséquent, les conjoints de fait ne reçoivent pas un traitement égal aux conjoints mariés[151]. La juge résume :

 

« De nombreux conjoints de fait hétérosexuels cohabitent non par choix, mais par nécessité. Pour beaucoup, les désirs de leur conjoint les privent de ce choix. Refuser à ces personnes une réparation parce que l’autre conjoint a choisi d’éviter certaines conséquences crée une situation d’exploitation, et n’a certainement pas pour effet de promouvoir la dignité des personnes qui ne pouvaient « choisir » de cohabiter » [nos soulignés][152].

 

Dans cet arrêt, les juges Bastarache (pour la majorité) et l'Heureux-Dubé (dissidente) insistent donc toutes deux sur le fait que la dignité humaine, dans le cadre du droit à l’égalité, relève de l’autonomie[153], conformément à l'arrêt Law c. Canada, mais divergent quant au « type » de liberté que l’autonomie doit prioritairement préserver. Le juge Bastarache estime que l'article 15 doit préserver la liberté négative (la liberté de choix) des conjoints de fait d'être ou de ne pas être assujetti au régime de partage égal des biens matrimoniaux. Au contraire, la juge l'Heureux-Dubé estime que la liberté négative (la liberté de choix) du conjoint ou de la conjointe qui désire être assujetti au régime de partage égal des biens matrimoniaux est, en l'espèce, illusoire. Par conséquent, elle estime que la seule manière de préserver l’autonomie de ces derniers et la seule véritable autonomie que le droit à l'égalité doit préserver est la liberté positive de ces conjoints de fait qui désirent un partage égal des biens matrimoniaux sans lequel ils risquent d’être exploités.

            Dans l'arrêt Gosselin, la Cour s'est penchée sur la constitutionnalité du Règlement sur l'aide sociale de 1984 qui fixait le montant des prestations de base payables aux personnes de moins de 30 ans au tiers de celui des prestations de base versées aux 30 ans et plus. En participant à un programme de formation et de stage en milieu de travail, les bénéficiaires de moins de 30 ans étaient en mesure de hausser leurs prestations à une somme égale ou inférieure de 100$ aux prestations de base versées aux personnes de plus de 30 ans[154].  En fondant son analyse sur le droit à l'égalité garanti par l'article 15 de la Charte canadienne, la juge en chef McLachlin (pour la majorité) est d'avis que ce règlement qui établit une distinction législative fondée sur l'âge[155] et qui force les prestataires de moins de 30 ans à vivre avec une prestation de 170$ par mois, un montant en deçà du niveau de subsistance minimal fixé par le gouvernement du Québec[156], n'est pas discriminatoire du point de vue de la norme subjective-objective [157] puisqu'il a pour objet et pour effet non pas de miner[158], mais de renforcer la dignité humaine[159]. En l'espèce, la juge en chef applique la conception de la dignité humaine, énoncée dans l'arrêt Law c. Canada[160], selon laquelle tous les Canadiens sont d'égales valeurs et des membres égaux de la société canadienne qui méritent, par conséquent, « le même intérêt, le même respect et la même considération »[161]. Suite à l'analyse des quatre facteurs contextuels énoncés dans l'arrêt Law c. Canada, elle est d'avis que le régime d'aide sociale, par son objet ou son effet, n'a pas porté atteinte à la dignité humaine des personnes de moins de 30 ans[162]. En effet, elle rappelle que l'on ne doit pas assimiler traitement égal à traitement identique et que l'égalité réelle peut parfois exiger de faire des distinctions[163]. Selon la juge, les bénéficiaires de moins de 30 ans n'ont pas été traitées comme des personnes de moindre valeur que les bénéficiaires de plus de 30 ans du seul fait que le gouvernement a introduit une distinction formelle dans le régime[164] et assujetti le versement de prestations accrues à leurs participation à des programmes conçus expressément pour les intégrer dans la population active et promouvoir leur autonomie à long terme[165]. Dans l'analyse du critère de dignité humaine, la juge en chef insiste sur l'importance d'examiner l'objet du régime autant que son effet[166]. Elle rappelle donc l'importance « d’examiner l’intention du législateur pour déterminer si le régime porte atteinte à la dignité humaine »[167] et affirme que « logiquement, si un texte législatif est conçu pour promouvoir l’autonomie et l’indépendance à long terme de la demanderesse, une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse aura moins tendance à le considérer attentatoire à sa dignité humaine inhérente »[168]. En effet, selon la conception de la dignité humaine élaborée dans l'arrêt Law c. Canada, la dignité humaine relève notamment de la prise en main personnelle[169]. La juge en chef rappelle ainsi le lien étroit qui unit la dignité humaine et l'autonomie[170]. Elle soutient que l'objet du régime est de répondre au besoin d'autonomie financière à long terme des personnes de moins de 30 ans en leur permettant d’acquérir une formation et une expérience de travail dont ils auront besoin pour devenir autonomes et pour réussir à s’intégrer dans la population active[171]. La dépendance à l'aide sociale constitue selon elle un mal en ce qu'il accroît la difficulté à s’intégrer dans la population active et peut contribuer à créer le cercle vicieux de l’incapacité à trouver du travail[172]. Quant à l'effet du régime, la juge est d'avis que le régime a répondu au besoin à court terme des personnes de moins de 30 ans d'être protégées de l'extrême pauvreté[173] puisque rien, dans le dossier, n'indique qu'un bénéficiaire de moins 30 ans désirant participer à un programme de formation et de stage en milieu de travail afin d'accroître le montant de sa prestation de base n'y était empêché[174]. Elle conclut, par conséquent, qu'il n’a pas été établi que le régime ne correspondait pas aux besoins et à la situation des bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans, que ce soit à court ou à long terme, ni qu’une personne raisonnable placée dans la même situation aurait eu le sentiment que les efforts déployés par le gouvernement pour lui offrir une formation au lieu d’une simple allocation mensuelle portaient atteinte à sa dignité humaine ou la traitaient avec moins de respect[175]. Conformément au facteur de correspondance élaboré dans l'arrêt Law c. Canada, une « disposition législative qui prend en compte les besoins, les capacités ou la situation véritable du demandeur (...) d’une façon qui respecte leur valeur en tant qu’êtres humains et que membres de la société canadienne, sera moins susceptible d’avoir un effet négatif sur la dignité humaine »[176].   Tout en insistant sur l'absence de preuve concrète à l'effet que le régime aurait confiné l’appelante et ses semblables à la pauvreté extrême[177], la juge en chef admet néanmoins qu'il est possible que certains bénéficiaires de moins de 30 ans aient été victimes des lacunes du système et aient souffert de pauvreté[178], mais soutient que cela ne suffit pas à en déduire que le régime ne correspondait pas aux besoins réels des moins de 30 ans[179]. Elle insiste sur le fait que le but du régime est d’améliorer à long terme la situation des personnes de moins de 30 ans en leur donnant l’occasion d’acquérir une formation et une expérience de travail dont ils auront besoin pour réussir à s’intégrer dans la population active et à devenir autonomes[180]. À long terme, le régime vise donc à renforcer leur besoin d'autonomie financière et la dignité humaine[181], c'est-à-dire leur capacité de se prendre en main, de subvenir eux-mêmes à leurs propres besoins à long terme et de prendre en charge leur propre destinée[182]. Dans son raisonnement sur la dignité humaine et sur le droit à un égal respect et à une égale considération, la McLachlin (pour la majorité) reconnaît qu'il est possible que le régime d'aide sociale ait, à court terme, exposé certains bénéficiaires de moins de 30 ans à la pauvreté[183], mais insiste sur l'objet ou le but du régime à long terme et sur l'importance de promouvoir la liberté négative de ces personnes qui auront éventuellement à subvenir à leurs propres besoins et à devenir autonome financièrement[184].

            La juge l'Heureux-Dubé (dissidente) soutient, au contraire, que la distinction législative faite entre les personnes de moins de 30 ans et de plus de 30 ans relativement aux montants de prestation d'aide sociale est discriminatoire et contraire à la dignité humaine selon la norme subjective-objective[185]. Elle reproche aux juges de la majorité d'avoir accordé trop d'importance à l'intention du législateur et à l'objet du Règlement et pas suffisamment à ses effets concrets[186]. Étant donné que les personnes de moins de 30 ans admissibles à participer aux programmes n’ont pas pu, dans une proportion de 88,8%, hausser le montant de leurs prestations au niveau de celles des 30 ans et plus, le régime a eu pour effet de forcer une majorité de personnes de moins de 30 ans à vivre dans la pauvreté[187] avec une prestation dont le montant se situe en deçà du niveau de subsistance minimal fixé par le gouvernement du Québec[188]. Il existait également un délai, entre la fin d'un programme et le début d'un autre, pendant lequel les bénéficiaires de moins de 30 ans ne pouvaient recevoir que la prestation de base réduite de l’aide sociale et étaient, par conséquent, exposés à une extrême pauvreté[189]. En menaçant sérieusement leur intégrité physique et psychologique et en les exposant à une grande pauvreté, cette distinction législative ne tient pas compte de leurs besoins à court terme[190] et a pour effet d'exclure ces personnes d'une pleine participation à la société canadienne[191]. Or, selon la conception de la dignité humaine énoncée dans l'arrêt Law c. Canada, tous les Canadiens sont des membres égaux de la société canadienne[192], ont droit à une pleine participation à la société canadienne[193] et méritent le même intérêt, le même respect et la même considération[194]. La dignité humaine est donc bafouée par des lois qui ne tiennent pas compte des besoins à court ou à long terme des personnes[195] ou qui les empêchent de participer pleinement à la société[196]. De plus, la dignité humaine ne relève pas seulement de la prise en main personnelle, mais également de l'intégrité physique et psychologique[197]. Or cette distinction législative qui force une majorité de personnes de moins de 30 ans à vivre dans la pauvreté porte atteinte à leur intégrité physique et psychologique et, par conséquent, à leur dignité humaine[198] en minant le respect de soi et en transmettant l’idée que ces personnes ne sont pas des membres à part entière de la société canadienne[199]. Dans son raisonnement portant sur la dignité humaine et sur le droit à un égal respect et à une égale considération, la juge l'Heureux-Dubé (dissidente) insiste sur les effets préjudiciables à court terme de la distinction législative et sur l'importance de promouvoir à court terme la liberté positive des bénéficiaires de moins de 30 ans qui vivent dans une grande pauvreté et dont l'intégrité physique et psychologique est menacée[200].

            Dans cet arrêt, les juges McLachlin (pour la majorité) et l'Heureux-Dubé (dissidente) insistent donc toutes deux sur le fait que la dignité humaine relève de l’autonomie[201], conformément à l'arrêt Law c. Canada, mais divergent quant au « type » de liberté que l’autonomie doit prioritairement préserver. Selon les juges majoritaires, la dignité humaine doit prioritairement viser à restaurer l'autonomie financière à long terme et la liberté négative des bénéficiaires de moins de 30 ans[202] alors que selon les juges minoritaires, la dignité humaine doit prioritairement viser à préserver l'intégrité physique et à assurer la liberté positive à court terme en garantissant un minimum vital conformément à l'objectif principal du programme d'aide sociale[203]. Selon Denise Réaume, l’exclusion d’un groupe de personne à des bénéfices importants et essentiels à une condition minimale de vie dans la dignité constitue l’une des trois formes d’atteinte à la dignité humaine (trois formes d’indignités)[204] compromettant l’autonomie individuelle[205]. Le risque sérieux pour les personnes de moins de 30 ans de se retrouver dans la pauvreté démontrait, selon l’auteure, un manque suffisant de respect pour leur bien-être pour constituer une atteinte à la dignité humaine[206].

            Dans l'arrêt Canadian Foundation for Children, la Cour s'est penchée sur la constitutionnalité de l'article 43 du Code criminel qui prévoit que tout père, mère ou instituteur est fondé à employer la force pour corriger un élève ou un enfant confié à ses soins pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances[207]. En fondant son analyse sur le droit à l'égalité garanti par l'article 15 de la Charte canadienne, la juge en chef McLachlin (pour la majorité) est d'avis que cette disposition qui établit une distinction législative préjudiciable[208] fondée sur l'âge[209] n'est pas discriminatoire et ne porte pas atteinte à la dignité humaine du point de vue de la norme subjective-objective [210]. En reprenant à son compte les facteurs contextuels énoncés dans l'arrêt Law c. Canada, elle reconnaît que les enfants forment un groupe très vulnérable[211], que le droit touché, à savoir l'intégrité physique, a une grande importance[212] et que l’article 43 du Code criminel n’a aucun objet, ni effet d’amélioration eu égard à un groupe plus défavorisé[213]. Néanmoins, elle rappelle que l'on ne doit pas assimiler traitement égal à traitement identique et que l'égalité réelle peut parfois exiger de faire des distinctions[214]. Elle est d'avis que dans les cas d'usage de force raisonnable, l’intervention du droit criminel dans le milieu familial et scolaire des enfants pourrait leur causer plus de tort que de bien[215]. Elle estime donc que l'article 43 du Code criminel permet un moindre mal[216]. De plus, elle soutient que cette disposition répond aux besoins et à la situation véritable des enfants[217]. En effet, ceux-ci ont besoin d'un milieu familial et scolaire stable et sûr et ont besoin d'être guidés et disciplinés par leurs parents et leurs instituteurs[218]. L'article 43 du Code criminel répond à chacun de ces besoins en donnant aux parents et aux instituteurs la capacité d’éduquer raisonnablement l’enfant sans encourir des sanctions pénales[219]. Or conformément au facteur contextuel de correspondance élaboré dans l'arrêt Law c. Canada, une « disposition législative qui prend en compte les besoins, les capacités ou la situation véritable du demandeur (...) d’une façon qui respecte leur valeur en tant qu’êtres humains et que membres de la société canadienne, sera moins susceptible d’avoir un effet négatif sur la dignité humaine »[220]. Par son objet et par son effet, l'article 43 du Code criminel reconnaît donc, selon les juges de la majorité, les enfants comme des êtres humains et des membres égaux de la société canadienne méritant le même intérêt, le même respect et la même considération[221].

            Les juges Binnie et Deschamps (dissidents), en revanche, sont d'avis que l'article 43 du Code criminel qui prive les enfants de la protection du droit criminel contre les voies de fait traite les enfants comme des êtres humains inférieurs[222], comme des citoyens de deuxième classe[223] et porte, par conséquent, atteinte à leur dignité[224]. En effet, si la protection du droit criminel contre les voies de fait est destinée à protéger l'intégrité physique[225] et que la dignité humaine relève notamment de l'intégrité physique[226] alors le retrait de cette protection à une catégorie d'individus en raison de leur âge[227] les prive d’un avantage (la protection qu’offre le Code criminel)[228], met en cause leur intégrité physique[229] et du même souffle la dignité humaine[230]. Comme le souligne également la juge Deschamps, la Cour n'a pas à se demander si le châtiment corporel porte ou non atteinte à la dignité des enfants, mais plutôt si la distinction législative en cause, à savoir le choix du gouvernement de ne pas criminaliser certaines voies de fait commises contre les enfants, porte atteinte à leur dignité[231]. Selon la juge Deschamps, notre droit d'être protégé contre les voies de fait procède de notre statut d'êtres humains[232]. Par conséquent, les enfants en tant qu'être humain sont dignes de la même reconnaissance et de la même protection[233]. Or en privant les enfants de la protection contre les voies de fait, l'article 43 du Code criminel perpétue l'idée que les enfants sont des possessions plutôt que des êtres humains[234], qu'ils sont d'un statut inférieur[235] et qu'ils ne méritent pas la même protection et le même respect de leur intégrité physique que les autres personnes[236]. Quant au juge Binnie (dissident), il estime, comme les juges de la majorité, que trois des quatre facteurs contextuels mènent à une conclusion de discrimination[237]. De plus, il estime que le facteur de correspondance, sur lequel repose la décision des juges de la majorité, pose problème parce qu’il peut empiéter sur l’article premier[238]. Il soutient, en effet, que les juges de la majorité ont erré en introduisant dans l’analyse de l’article 15 des considérations (comme l’objectif légitime) relevant plutôt de la justification en vertu de l’article premier[239]. Selon lui, le facteur de correspondance milite en faveur d’une conclusion de discrimination, car un enfant a autant « besoin » qu’un adulte que le Code criminel protège son intégrité physique[240].  Il affirme :

 

Peu de choses portent davantage atteinte à la dignité et bafouent davantage les valeurs fondamentales que de priver une personne de la protection complète que lui accorde le Code criminel contre toute atteinte délibérée, impliquant l’emploi de la force et non désirée à son intégrité physique” [nos soulignés][241].

 

Bien que la juge McLachlin (pour la majorité) soutient que l'article 43 du Code criminel répond aux besoins des enfants et non aux besoins des parents, l'effet de l'article 43 est de protéger les parents et non l'enfant[242]. Par conséquent, la juge McLachlin met, en réalité, davantage l'emphase sur la dignité humaine des parents que sur celle des enfants qui font l'objet de la distinction législative. Finalement, il souligne que l'exigence de la dignité, dans le cadre de l'analyse du droit à l'égalité, « ne doit pas devenir un facteur indirect imprévisible assez puissant pour écarter à lui seul la protection que le Code criminel offrirait autrement »[243].

            Dans cet arrêt, tous les juges sont d’opinion que trois des quatre facteurs contextuels mènent à une conclusion de discrimination. Cependant, ils divergent d’opinion quant au facteur de correspondance. La juge McLachlin (pour la majorité) estime que l’article 43 du Code criminel répond aux besoins des enfants. Ceux-ci ont besoin d'un milieu familial et scolaire stable et sûr et ont besoin d'être guidés et disciplinés par leurs parents et leurs instituteurs. Or l'article 43 du Code criminel répond à chacun de ces besoins en donnant aux parents et aux instituteurs la capacité d’éduquer raisonnablement l’enfant sans encourir des sanctions pénales. En revanche, les juges dissidents estiment, au contraire, que les enfants ont besoin de la même protection de leur intégrité physique par le Code criminel que les adultes. Ils soulignent, conformément à l’arrêt Law c. Canada, que la dignité humaine relève notamment de l’intégrité physique.

 

2.1.3.2 Le droit à la dignité

 

            Contrairement à la Charte canadienne qui n'érige pas la dignité au rang de droit individuel[244], la Charte québécoise garantit, à son article 4, un « droit à la sauvegarde de sa dignité ». La notion de dignité employée à l'article 4 de la Charte québécoise est identique à celle employée dans son préambule à la différence que le droit à la sauvegarde de sa dignité consacré à l'article 4 est susceptible de judiciarisation en vertu de l'art.49[245]. Le sens et le contenu du droit à la sauvegarde de sa dignité ont été précisés pour la première fois en 1996 par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat des employés de l’Hôpital St-Ferdinand (1996). Selon la Cour, la dignité signifie que « chaque être humain possède une valeur intrinsèque qui le rend digne de respect »[246]. Elle commande à la fois un respect des autres et un respect de soi[247]. Le droit à la sauvegarde de sa dignité, qualifié par le tribunal des droits de la personne du Québec comme « l'assise des relations humaines sans lesquelles le chaos s'installe »[248], vise donc « les atteintes aux attributs fondamentaux de l'être humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit du seul fait qu'elle est un être humain et au respect qu’elle se doit à elle-même »[249]. Étant entendu que ce droit vise les atteintes aux attributs fondamentaux de l'être humain, il apparaît particulièrement clair que ce droit est réservé aux seules personnes physiques à l'exclusion des personnes morales[250]. Ce droit commande le respect de l'intégrité physique et psychologique[251] et exige que chacun soit traité « avec pudeur, avec égards, avec déférence »[252]. Une atteinte à la dignité même temporaire suffit à engager l'article 4[253]. De plus, comme l'article 4 commande « une appréciation objective de la dignité », la perception subjective ou la conception qu'une personne se fait de sa propre dignité n'est pas pertinente aux fins de l'analyse[254]. Par conséquent, toutes personnes incluant celles qui n'ont plus conscience d'elles-mêmes et de leur propre dignité, notamment les personnes gravement handicapées mentales et les personnes âgées en perte d'autonomie, demeurent protégées par l'article 4[255]. La dignité définie dans ce sens universaliste[256] est donc étroitement liée à la valeur d'égalité[257]. Selon Denise Réaume, cette forme de respect élémentaire de la dignité humaine qui vise à protéger l’intégrité et les besoins essentiels de toutes les personnes humaines, quelles que soient leurs capacités, est essentielle à toute conception de la dignité humaine[258]. Ont été considérés comme des atteintes au droit à la sauvegarde de sa dignité par les tribunaux : une atteinte au droit de ne pas subir de harcèlement[259], l'abus de confiance[260], l'humiliation causée par une détention injustifiée[261], la privation de soins ou de services médicaux normalement dispensés[262], des soins médicaux inappropriés[263], le manque de respect, le mépris et le traitement dégradant[264], des attouchements sexuels[265], le profilage racial, et l'investigation abusives par un policier[266], le refus d'une ville d'intégrer un enfant handicapé dans un camp de jour régulier[267] et l'exploitation (économique, financière ou matérielle, physique, psychologique, sociale ou morale) d'une personne âgée[268].

 

Conclusion

 

            En somme, la Cour suprême du Canada emploie deux conceptions de la dignité humaine.

            Dans la première conception de la dignité humaine, la Cour associe la dignité humaine à la liberté. Selon cette conception, les êtres humains doivent bénéficier d’une intégrité physique et psychologique et d'une autonomie personnelle[1]. Ils doivent pouvoir être autonomes sur le plan moral et religieux et sur le plan politique. Pour cette raison, ils doivent bénéficier d'une liberté de conscience et de religion et d'une liberté d'expression. Cette autonomie personnelle consiste également à pouvoir prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l'État, à avoir un contrôle sur sa propre intégrité physique et mentale et à bénéficier d'une zone d'autonomie personnelle, d'une « attente raisonnable » de vie privée et d'un droit de ne pas être importuné par l'État. Pour ces raisons, les êtres humains doivent bénéficier d’un droit à la liberté, d’un droit à la sécurité et d’un droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. Finalement, l’autonomie ne peut être préservée dans nos relations avec des entités plus importantes et plus puissantes (comme le gouvernement ou un employeur) qu’en formant des associations destinées à rétablir une égalité et à protéger nos intérêts. Pour cette raison, les êtres humains doivent bénéficier d'une liberté d'association.

            Les êtres humains doivent bénéficier d'une autonomie sur le plan moral et religieux. En effet, la Cour soutient que la protection de la liberté de conscience et de religion est motivée par le respect pour la dignité humaine. Selon cette première conception de la dignité humaine, un être humain doit être libre de croire ou de ne pas croire en une divinité et doit être libre d'adhérer ou non à une religion particulière. Cette liberté comporte le droit de professer et de manifester ses croyances religieuses, mais également celui de ne pas croire et de ne pas être contraint par l'État dans ses croyances profondes ou dans son incroyance. Le respect de cette liberté de religion impose à l'État une neutralité religieuse. Cette liberté de conscience et de religion vise également à favoriser l'autonomie individuelle en conférant à chaque citoyen une liberté morale de choisir et de suivre sa propre conception du bien. Cette liberté morale impose à l’État une neutralité morale qui interdit à l'État de restreindre, par une règle de droit et au nom d'une conception du bien particulière qu'il se croirait justifié d'imposer par moralisme légal, les droits et libertés garantis par la Charte canadienne.

            Les êtres humains doivent également bénéficier d'une autonomie politique. En effet, comme la participation au processus politique et démocratique relève, selon la Cour, de la dignité humaine alors ils doivent pouvoir participer au processus politique et démocratique et à l'élaboration des lois qui les régissent. Or la liberté d'expression est, selon la Cour, le moyen de participer pleinement au processus politique et démocratique et de pouvoir plaider en faveur d'un changement social, économique ou politique. En effet, l'une des valeurs qui sous-tendent la liberté d'expression et qui justifient sa protection est la participation au processus politique et démocratique. La liberté d'expression est également un moyen de s'épanouir. Or, la Cour soutient que l'épanouissement personnel, qui est l'une des valeurs qui sous-tendent la liberté d'expression et qui justifient sa protection, relève de la dignité humaine. Par conséquent, un être humain doit également bénéficier d'une liberté d'expression afin de pouvoir s'exprimer pour le seul plaisir de s'exprimer et afin de pouvoir réaliser son épanouissement personnel.

            L'autonomie personnelle comporte également d’autres dimensions. La première dimension consiste à pouvoir prendre des décisions personnelles fondamentales, qui relèvent de choix de conscience et non de simples préférences, sans intervention de l'État. En effet, la Cour soutient que cette liberté, qui est garantie par le droit à la liberté et par le droit à la sécurité, constitue un aspect de la dignité humaine. La seconde dimension consiste à avoir un contrôle sur sa propre intégrité physique et mentale. Cette liberté, essentielle à la dignité humaine, est garantie par le droit à la sécurité. La troisième dimension consiste à bénéficier d'une zone d'autonomie personnelle, d'une « attente raisonnable » de vie privée et d'un droit de ne pas être importuné par l'État. Cette liberté, essentielle à la dignité humaine, est garantie par le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

            Tous les êtres humains doivent également pouvoir bénéficier d'une liberté d'association afin de pouvoir s'associer et ainsi protéger leur autonomie personnelle dans leurs relations avec des entités plus importantes et plus puissantes comme le gouvernement ou un employeur. Elle permet aux personnes plus faibles et vulnérables de faire face, à armes plus égales, à la puissance et à la force de ces entités. Le lien qui unit la liberté d'association et la dignité humaine est particulièrement manifeste dans le contexte des relations de travail où il existe entre l'employeur et l'employé particulièrement vulnérable une inégalité de force, un déséquilibre de pouvoir manifeste en faveur de l'employeur. L'existence des syndicats permet d'assurer aux salariés une liberté réelle et non seulement formelle dans la négociation des conditions de travail en rétablissant une égalité de force et de pouvoir de négociation avec l'employeur. En protégeant le droit à la négociation collective dans le contexte des relations de travail, le droit à la liberté d'association permet aux salariés d'accéder concrètement à des droits économiques et sociaux essentiels à la dignité humaine.

            Dans la deuxième conception de la dignité humaine, les êtres humains sont moralement égaux et doivent, pour cette raison, être traités en égal[2]. Dans la Charte canadienne, l'égalité a été définie en lien avec la dignité humaine dans le cadre du droit à l'égalité garanti à l’article 15 dont l’objet est la dignité humaine. L'égalité garantie par le droit à l'égalité est une égalité réelle ou substantielle et non simplement formelle. En effet, cette égalité interprétée à l’aulne de la dignité humaine commande un égal respect, une égale déférence et une égale considération de tous les êtres humains et le droit de tous de participer pleinement à la société. Par ailleurs, la Charte québécoise garantit un droit à la sauvegarde de sa dignité qui commande « une appréciation objective de la dignité ». Toutes personnes incluant celles qui n'ont plus conscience d'elles-mêmes et de leur propre dignité, notamment les personnes gravement handicapées mentales et les personnes âgées en perte d'autonomie, demeurent protégées par ce droit. La dignité définie dans ce sens universaliste est, par conséquent, profondément égalitaire.

D'un arrêt à l'autre, un même juge peut adopter des conceptions différentes de la dignité humaine[3]. Par exemple, dans l'arrêt R c. Morgentaler (1988) portant sur l'avortement la juge Wilson (pour la majorité) a adopté une conception de la dignité humaine étroitement liée à la liberté et à l'autonomie. Elle affirme : « La Charte et le droit à la liberté individuelle qu'elle garantit sont inextricablement liés à la notion de dignité humaine (...) Un aspect du respect de la dignité humaine sur lequel la Charte est fondée est le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l'État »[4]. En revanche, dans le Renvoi relatif à l'article 193 et 195.1(1)(c) du Code criminel (1990) portant sur l'interdiction de tenir une maison de débauche (article 193 du Code criminel) et sur l'interdiction de faire de la sollicitation en public en vue de la prostitution (article 195.1 (1)(c) du Code criminel), la juge Wilson (dissidente) adhère à la conception de la dignité humaine des juges de la majorité[5] qui défendent une conception de la dignité humaine axée sur l'égalité et justifiant une limite raisonnable à la liberté[6]. En effet, ils sont d'avis que la prostitution, en tant qu'elle exploite la position désavantagée et inégale de la femme dans notre société[7], constitue une forme d'esclavage[8] et avilit, de ce fait, la dignité personnelle des prostituées[9]. Ainsi bien qu'elle ne partage pas l'opinion des juges de la majorité quant à la constitutionnalité de l'article 195.1 (1)(c) du Code criminel interdisant la sollicitation en public en vue de la prostitution[10], elle est du même avis quant au caractère dégradant et indigne de la prostitution[11] qui a lieu en privé entre deux adultes consentants[12].

 

 

 

 

2.2. La doctrine canadienne

Introduction

            Nous avons recensé dans la littérature juridique canadienne tous les textes portant sur la dignité humaine. Notre recherche s'est malheureusement avérée plutôt décevante, car nous n'avons pu retracer et identifier une seule véritable conception juridique de la dignité humaine. En effet, certains auteurs ne réfèrent que vaguement à la dignité humaine sans trop insister sur sa réelle signification. D'autres analysent la jurisprudence et y révèlent les différents sens généralement accordés à la dignité humaine[13]. Quelques-uns circonscrivent leur écrit sur la dignité humaine au droit à l'égalité et traitent de l'application parfois hautement critiquable des facteurs contextuels[14]. Certains appliquent à la jurisprudence une typologie de la dignité humaine empruntée à d'autres auteurs afin d’identifier, à partir d’une grille d'analyse unique, l’usage faite par la Cour de différentes conceptions de la dignité humaine[15]. Bien que quelques auteurs aient apporté une contribution substantielle à l’étude juridique de la dignité humaine en tentant d’élucider et de clarifier son sens et de déterminer ce qu'elle requiert [16], aucun auteur n’a véritablement articulé une conception juridique globale ou systémique de la dignité humaine. Nous entendons par là une conception de la dignité humaine ancrée dans la philosophie libérale, cohérente avec le droit international, la jurisprudence et la doctrine canadienne, applicable à la fois aux Chartes canadienne et québécoise, qui puisse servir à interpréter les nombreux droits et libertés et la clause de justification et qui puisse informer les tribunaux sur les rôles que la dignité humaine joue dans la protection des personnes faibles, défavorisées et vulnérables et dans l’interprétation des valeurs de liberté et d’égalité. Dans l’ensemble, la majorité des juristes associent, quoique sans trop de justification, la dignité humaine à la liberté et à l'égalité. Partant de ce postulat non vérifié, nous étudierons les concepts de liberté (section 2.2.1.1.) et d'égalité (section 2.2.1.2.) dans leur relation avec la dignité humaine et nous offrirons une justification juridique (et philosophique lorsque nécessaire) de ce postulat que nous souhaitons la plus cohérente possible avec la philosophie libérale et avec le sens accordé à la dignité humaine en droit international et dans la jurisprudence et la doctrine canadienne.

            La liberté est souvent invoquée par les juristes canadiens comme relevant de la dignité humaine. En effet, nombreux sont ceux qui soutiennent que la liberté négative de prendre des décisions personnelles fondamentales sans interférences de l’État relève de la dignité humaine. Entendue comme conférant à tout être humain une égale valeur intrinsèque, la dignité humaine érige l'être humain au rang de fin en soi. Et cette reconnaissance de l'être humain comme fin en soi emporte un droit à l’autonomie et à la liberté de choix et un droit au plein développement de sa personnalité. Mais plusieurs juristes canadiens soutiennent également que la liberté négative, quoiqu’essentielle, est insuffisante à assurer aux personnes défavorisées une véritable autonomie compte tenu qu’ils ne disposent pas des moyens et des ressources nécessaires pour l’exercer utilement. Ils estiment, par conséquent, qu'une société, qui prend l’autonomie au sérieux et qui reconnaît le droit de chacun de participer pleinement comme citoyen égal à la société, doit reconnaître, au nom des valeurs de dignité humaine, d’égalité substantielle et de la justice sociale, une dimension positive de la liberté. Contrairement à la liberté négative, celle-ci justifie l’intervention de l’État et l’adoption de lois afin d’assurer à tous les citoyens les conditions matérielles d’une réelle liberté (d’un véritable choix) et les moyens d’exercer leur autonomie.

            L’égalité est également invoquée par les juristes canadiens comme relevant de la dignité humaine. En effet, tous les êtres humains ont une égale valeur intrinsèque. Et cette égale valeur intrinsèque justifie de reconnaître à tous les êtres humains une égalité morale indépendante du mérite, des accomplissements, du statut social, de la richesse et des capacités rationnelles, physiques ou intellectuelles. La reconnaissance de cette égalité morale commande un droit à un égal respect et à une égale considération. Ce droit à un égal respect ne constitue a priori qu'un principe moral abstrait d'égalité formelle et procédurale et d'impartialité morale. Il ne prend la forme d'un principe d’égalité substantielle que s'il se traduit dans les faits par des conséquences substantiellement égalitaires en terme, par exemple, de liberté, de revenu, de ressources ou de bien-être. Selon les philosophes libéraux John Rawls et Ronald Dworkin, ces deux formes d’égalité (formelle et substantielle) sont réconciliables à l’intérieure d’une théorie de la justice qui respecte les valeurs de dignité humaine et de justice sociale. Dans la Charte canadienne, l'égalité formelle et procédurale garantit l'égalité dans la jouissance des libertés fondamentales et les règles d’équité procédurale alors que l'égalité substantielle garantit une égalité réelle dans l'application de la loi et est assurée par le droit à l'égalité garanti à l'article 15.

 

 

2.2.1. La dignité humaine et la liberté

            Pour de nombreux juristes canadiens[17], le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans contraintes légales imposées par l'État constitue un élément important de la dignité humaine. Entendue comme conférant à tout être humain une égale valeur intrinsèque[18], la dignité humaine érige l’être humain au rang de fin en soi[19]. L’être humain n'est donc pas un simple rouage au service de l'État et de la collectivité[20] et ne doit, par conséquent, jamais être traité simplement comme un moyen en vue d'une fin qui le dépasse[21]. Cette reconnaissance de l'être humain comme fin en soi emporte un droit à l’autonomie et au plein développement de sa personnalité[22]. Conformément à la philosophie libérale de John Stuart Mill[23], la liberté « telle qu'on l'entend et telle qu'on en jouit dans une société libre et démocratique »[24] implique donc, selon les propos de la juge Wilson (dissidente) dans l'arrêt La Reine c. Jones (1986) repris par les juges de la majorité dans l'arrêt B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto (1995) :

« La liberté pour l'individu de se développer et de réaliser son potentiel au maximum, d'établir son propre plan de vie, en accord avec sa personnalité ; de faire ses propres choix, pour le meilleur ou pour le pire, d'être non conformiste, original et même excentrique, d'être, en langage courant, "lui-même" et d'être responsable en tant que tel. John Stuart Mill décrit cela ainsi : "rechercher notre propre bien, à notre façon" » [nos soulignés][25].

Cette liberté, protégée par les libertés fondamentales, par le droit à la liberté et à la sécurité et par le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives, comporte une dimension négative[26] nécessaire au respect de soi[27], à son individualité et au choix et à la réalisation de sa propre conception d'une vie de bien[28]. Cette liberté négative s’intéresse seulement à l’absence d’intervention de l’État. Elle oblige l’État à respecter et à ne pas s'immiscer dans les décisions et dans les choix fondamentaux de ses citoyens[29] et à ne pas imposer par moralisme légal une conception du bien à l’ensemble de sa population. Bien qu'essentielle à tous[30], cette liberté négative qualifiée parfois de « self-preserving »[31] bénéficie davantage aux personnes riches et favorisées (dites beati possidentes) qui possèdent les moyens d’exercer leur liberté, qui disposent de véritables choix et qui peuvent saisir les opportunités qui s’offrent à elles[32].

             Dans le passage susmentionné portant sur la liberté, la juge Wilson réfère également à la dimension positive de la liberté[33]. Cette dimension positive de la liberté qualifiée parfois de « self-developing »[34] bénéficie surtout aux personnes défavorisées et ne s’intéresse pas seulement à l’absence d’intervention de l’État[35], mais à tous les obstacles externes (sociaux ou économiques) qui oppriment et empêchent les individus d’exercer pleinement leur autonomie et de réaliser leur conception d'une vie de bien[36]. La juge Wilson affirme, avec John Stuart Mill[37], que l’autonomie requiert que l’individu soit véritablement libre « de se développer et de réaliser son potentiel au maximum »[38]. Or selon John Stuart Mill, cette liberté positive de se réaliser et de développer son autonomie est parfois restreinte non pas par l'intervention de l’État, mais par des conditions matérielles et économiques oppressives qui privent les individus des ressources réputées nécessaires pour vivre librement et dignement[39]. Il affirme :

 

No longer enslaved or made dependent by force of law, the great majority are so by force of poverty (…) That this is an evil equal to almost any of those against which mankind have hitherto struggled, the poor are not wrong in believing. Is it a necessary evil ? They are told so by those who do not feel it—by those who have gained the prizes in the lottery of life. But it was also said that slavery, that despotism, that all the privileges of oligarchy were necessary” [nos soulignés][40].

 

Plusieurs juristes canadiens[41] abondent dans le même sens que le philosophe libéral John Stuart Mill[42], que la juge Wilson[43] et que le droit international[44] et estiment comme eux et comme la majorité des canadiens[45] que la liberté doit non seulement comporter une dimension négative, mais également une dimension positive, au nom des valeurs de dignité humaine[46] et de justice sociale[47], afin de sécuriser les conditions matérielles d’une réelle liberté (d’un véritable choix)[48] et de garantir à tous, en particulier aux personnes pauvres et défavorisées[49], une réelle autonomie et un véritable droit au développement de leur personnalité[50]. Ainsi dans son interprétation du critère juridique de dignité humaine élaboré par la Cour suprême du Canada dans le cadre du droit à l’égalité[51], la juriste Denise Réaume insiste notamment sur le fait que la dimension positive de la liberté constitue une composante essentielle de la dignité humaine[52]. En effet, parmi les trois formes d’atteinte à la dignité humaine (trois formes d’indignités) qu'elle a identifiées et qui compromettent toutes l'autonomie individuelle[53], elle mentionne, outre les préjudices et les stéréotypes, l’exclusion d’un groupe de personne à des bénéfices importants et essentiels aux conditions minimales de vie dans la dignité[54]. Dans son analyse et sa critique de l'arrêt Gosselin, l'auteure soutient que les bénéficiaires d'aide social de moins de 30 ans qui devait vivre avec moins de 170$ par mois dans un contexte de chômage élevé ne vivaient certainement pas dans des conditions minimales de vie dans la dignité. Elle affirme :

 

The real question, then, was whether creating a serious risk for those under thirty that they might end up with no more to live on than 0 per month in an economic context of high unemployment show sufficient lack of regard for their welfare to qualify as a violation of dignity. It is hard to imagine how anyone could live a life with dignity under such circumstances” [nos soulignés][55].

 

            Selon les philosophes Isaiah Berlin[56], Amartya Sen[57] et Joseph Raz[58] une conception adéquate de la liberté, dans une société libérale[59], doit comporter à la fois une dimension négative[60] et une dimension positive[61]. Isaiah Berlin, par exemple, considérait la liberté positive comme une « fin en soi »[62] essentielle à une existence décente[63] et à la protection des personnes faibles et vulnérables[64]. Selon lui un compromis entre les deux dimensions de la liberté est nécessaire sans quoi la liberté des faibles et des défavorisées serait sacrifiée. Il affirme :

 

« Legal liberties are compatible with extremes of exploitation, brutality and injustice. The case for intervention, by the State (…), to secure conditions for both positive, and at least a minimum degree of negative, liberty for individuals, is overwhelmingly strong. Liberals like Tocqueville and J.S. Mill, and even Benjamin Constant (…) were not unaware of this. The case for social legislation or planning, for the Welfare State and socialism, can be constructed with as much validity from consideration of the claims of negative liberty as from those of its positive brother, and if, historically, it was not made so frequently, that was because the kind of evil against which the concept of negative liberty was directed as a weapon was not laissez-faire, but despotism. The rise and fall of the two concepts can largely be traced to the specific dangers which, at a given moment, threatened a group or society most (…)[65] Negative liberty is twisted when I am told that liberty must be equal for the tigers and for the sheep, and that this cannot be avoided even if it enables the former to eat the latter, if coercion by the state is not to be used. Of course unlimited liberty for capitalists destroy the liberty of the workers (…) Certainly the weak must be protected against the strong, and liberty to that extent be curtailed. Negative liberty must be curtailed if positive liberty is to be sufficiently realized ; there must be a balance between the two, about which no clear principle can be enunciated » [nos soulignés][66].

 

Reconnaître l’importance de la liberté positive[67], c’est reconnaître que dans nos sociétés modernes et industrielles les atteintes à la liberté individuelle proviennent non seulement de l’intervention de l’État, mais aussi des conditions socio-économiques oppressives[68]. Ralph B. Perry affirme : « The most ancient, persistent, and oppressive enemies of liberty are not external hindrances, whether physical or human, but poverty and ignorance »[69]. Selon une conception positive de la liberté, l’État n’est pas nécessairement l’ennemi de la liberté, mais souvent un bienfaiteur et un émancipateur[70]. En effet, l’intervention de l’État, par l’adoption de lois contraignantes, peut parfois s’avérer essentielle afin de protéger les plus faibles et de garantir aux personnes défavorisées une véritable autonomie et un véritable droit au plein développement[71]. Le juriste Roderick A. Macdonald souligne l’importance de la liberté positive pour la majorité des Canadiens :

 

The most important fundamental right for the majority of Canadians is not a right to be free from certain kinds of governmental activity, but rather the right to be free to benefit equally from the advantages that organized government fosters” [nos soulignés][72].

 

La Cour s'est d'ailleurs toujours refusé d'établir dans la Charte canadienne une distinction rigide entre la liberté négative et la liberté positive ou entre les droits négatifs et les droits positifs[73]. En effet, la Cour a reconnu non seulement une dimension négative, mais également une dimension positive à la liberté de conscience et de religion (article 2a))[74], à la liberté d'expression (article 2b))[75] et à la liberté d'association (article 2d))[76]. Une dimension positive a également été reconnue au droit de vote (article 3)[77]. Plusieurs droits prévus aux articles 7 à 12 de la Charte canadienne protègent également la dimension positive de la liberté[78]. Par exemple, le droit à l'assistance d'un avocat (article 10b))[79], le droit d'être jugé dans un délai raisonnable (article 11 b))[80], le droit d'être présumé innocent (article 11 d))[81] et le droit de bénéficier d'un procès avec jury dans certains cas (article 11 f))[82]. À cette liste, on peut également ajouter le droit à un interprète dans des procédures pénales (article 14)[83], le droit à l'égalité (article 15)[84] et les droits à l'instruction dans la langue de la minorité (article 23)[85]. Selon certains juristes, l'article 1 de la Charte canadienne protège également la liberté positive[86]. En effet, l'article 1, qui sous-tend une « vision proprement canadienne d'une société libre et démocratique »[87], ne fait pas que garantir les droits et libertés énoncés dans la Charte canadienne et les protéger contre l'intervention et les atteintes de l'État, il justifie également qu'une restriction raisonnable peut leur être apportée[88], par une règle de droit adoptée par le Parlement, au nom des valeurs d'une société libre et démocratique à l'origine de ces droits[89]. Il reconnaît donc, contrairement à la liberté négative[90], que le Parlement et les lois qu'il édicte peuvent jouer un rôle émancipateur et important dans la promotion et la protection de la liberté et de la démocratie[91]. L'article 1 confère ainsi à l'État le droit d'intervenir et de restreindre, dans des limites raisonnables, des droits et libertés pour promouvoir la dimension positive de la liberté insuffisamment protégée par les droits et libertés garantis par la Charte[92]. Mayo Moran résume :

 

“If many of the guarantees of the Charter protect the classic negative liberties, section 1 gives expression to Canada's belief in positive liberty. This is because section 1 embodies the recognition that the state may well be acting, and even limiting, some Charter rights and freedoms, in an attempt to secure a more positive form of freedom not sufficiently safeguarded in private ordering. When seen in light of this more positive conception of liberty, section l's reference to those limits on rights which are justified by a free and democratic society is not incoherent. Instead, it expresses the "uniquely Canadian" vision of a free society, a society in which members have not merely the opportunity to be free, but also the means of exercising that freedom” [nos soulignés][93].

 

La liberté positive des personnes défavorisées protégée par la loi ne doit pas, selon Victor V. Ramraj, être annihilée par la liberté négative des personnes favorisées protégée par les droits négatifs de la Charte canadienne[94]. Au soutien de ses propos, il cite le passage suivant du juge Dickson (pour la majorité) dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd (1986) :

 

Je crois que lorsqu'ils interprètent et appliquent la Charte, les tribunaux doivent veiller à ce qu'elle ne devienne pas simplement l'instrument dont se serviront les plus favorisés pour écarter des lois dont l'objet est d'améliorer le sort des moins favorisés” [nos soulignés][95].

 

Les juges Cory et l’Heureux-Dubé (pour la majorité) commentent les propos du juge Dickson et ajoutent :

 

Ce principe reconnaît qu'une grande partie de la réglementation adoptée par le gouvernement vise à protéger les personnes vulnérables (…) Il est intéressant de signaler qu'aux États-Unis, les tribunaux ont invalidé d'importantes dispositions législatives du programme de réglementation connu sous le nom de "New Deal". Presque tous les commentateurs s'entendent pour dire aujourd'hui que cette période appelée "l'ère Lochner" constitue une époque sombre dans l'histoire de la Constitution américaine” [nos soulignés][96].

 

Le passage du juge Dickson, qui fut cité à plusieurs occasions par les juges de la majorité dans des arrêts subséquents de la Cour suprême du Canada[97] et rappelé dans un article par la juge en chef McLachlin[98], révèle, selon Victor V. Ramraj, une vérité fondamentale au sujet de la Charte canadienne à savoir que lorsque les droits sont détachés des valeurs morales qui les ont fait naître (par exemple la dignité humaine, l'égalité et la justice sociale)[99], ils peuvent être aussi régressifs que progressifs[100]. Ce passage du juge Dickson fait également écho aux propos fort judicieux et toujours d’actualité[101] du philosophe libéral Henri Lacordaire (et formulé d'une manière quelque peu différente par les philosophes libéraux John Stuart Mill[102], Leonard Trelawny Hobhouse[103], R. H. Tawney[104] et Isaiah Berlin[105]) selon lequel l’adoption de lois par l’État pour limiter la liberté des forts et des riches peut parfois avoir un effet libérateur et émancipateur[106] et s’avérer essentielle afin de garantir et de protéger la liberté des faibles et des déshérités. Henri Lacordaire affirme :

 

« Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit. Le droit est l’épée des grands, le devoir est le bouclier des petits » [nos soulignés][107].

 

Selon Louise Arbour, ancienne juge à la Cour suprême du Canada et ancienne Haute-Commissaire au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme, les personnes désavantagées doivent pouvoir, au nom de l'égalité, participer pleinement à la société et jouir comme toutes les autres d'une réelle liberté et d'un contrôle sur leur destin :

« Equality requires, among other things, that the most disadvantaged be empowered to participate meaningfully both in political and legal processes, unshackling them from the benevolence and whim of the powerful, and enabling them to control their own destinies » [nos soulignés][108].

 

En ce sens, une interprétation progressive des droits doit, au nom des valeurs de dignité humaine et de justice sociale, servir la liberté positive[109] afin d’assurer à tous, et notamment aux personnes désavantagées, une réelle autonomie[110] et un contrôle sur leur destin[111]. Joseph Raz résume :

 

Negative freedom, freedom from coercive interferences, is valuable inasmuch as it serves positive freedom and autonomy[112] (...) In judging the value of negative freedom, one should never forget that it derives from its contribution to autonomy[113] (...) The ideal of personal autonomy is the vision of people controlling, to some degree, their own destiny, fashioning it through successive decisions throughout their lives[114] (...) Naturally the autonomous person has the capacity to control and create his own life (...) That capacity, which involves both the possession of certain mental and physical abilities and the availability of an adequate range of options, is sometimes referred to as positive freedom » [nos soulignés][115].

 

Par conséquent, un droit économique et social (par exemple un droit à des soins de santé universel[116]) garanti par la loi et aussi élémentaire à l'autonomie individuelle[117], à la liberté positive et à la prise en charge de sa propre destinée et essentiel afin de permettre aux personnes défavorisées de vivre dans des conditions minimales de vie dans la dignité et dans la liberté[118] devrait, conformément aux propos susmentionnés du juge Dickson dans l’arrêt Edwards[119] et au critère de retenue élaboré par la jurisprudence relativement aux lois destinées à protéger un groupe vulnérable ou défavorisé[120], prévaloir[121] dans le cadre d'une justification par l'État d'une restriction à un droit ou à une liberté en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne, sur la liberté négative des personnes plus favorisées[122]. Selon plusieurs juristes[123], le principe fondamental qui doit guider l’interprétation de la Charte canadienne est le « Anti-Disadvantage Principle ». Il consiste à reconnaître que la Charte est d’abord destinée à venir en aide aux personnes défavorisées[124]. Ce principe est compatible avec la finalité première des droits de l’homme qui consiste à donner du pouvoir aux personnes faibles et défavorisées[125] et est conforme aux valeurs de dignité humaine, d’égalité[126] et de justice sociale[127] qui doivent guider l’interprétation de l’article 1[128]. En effet, l'égalité exige selon Thomas Nagel :

 

That it counts improvements to the welfare of the worse off as more urgent than improvements to the welfare of the better off (…) Each individual with a more urgent claim has priority, in the simplest version of such a view, over each individual with a less urgent claim” [nos soulignés][129].

 

            Par conséquent, lorsque les droits énoncés dans la Charte canadienne sont exercés improprement comme des boucliers contre des interventions législatives appropriées de l'État visant à améliorer la situation des personnes désavantagées[130] et d'une manière incompatible avec la liberté positive des personnes défavorisées et avec les valeurs de dignité humaine et de justice sociale qui la sous-tendent[131], les tribunaux nous semblent justifiés, en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne, de les restreindre dans des limites raisonnables imposées par les critères énoncés dans l'arrêt Oakes[132]. Selon Victor V. Ramraj, une société libérale ne prend le concept d’autonomie et son exercice au sérieux que si elle reconnaît la dimension positive de la liberté[133]. Victor V. Ramraj résume :

 

What the courts must openly acknowledge is that in order to allow individuals to exercise fully their negative rights, there must first be a commitment to political equality ; that is, the need to remove social and structural barriers that impede disadvantaged individuals and groups must take theoretical primacy over negative liberty. This is not to say that negative rights are not important, but rather that the exercise of these rights must be understood in the light of a commitment to social justice (...) It is with this understanding that we must approach s. 1 and the limitation of rights in a free and democratic society” [nos soulignés][134].

 

La reconnaissance dans la Charte canadienne d'une dimension positive de la liberté, requise par les valeurs d’égalité substantielle, de dignité humaine[135] et de justice sociale[136] qui font partie des valeurs d'une société libre et démocratique à l'origine des droits et libertés, appelle à une interprétation des droits et libertés garantis par la Charte canadienne conforme à celle-ci et aux valeurs qui la sous-tendent. Une telle interprétation ébranlerait le statu quo[137] et donnerait corps aux droits économiques et sociaux[138] qui, comme les droits civils et politiques, visent à protéger la liberté[139] et qui sont essentiels aux personnes défavorisées afin de leur assurer des conditions minimales de vie dans la dignité[140]. Elle commanderait ainsi une relecture des droits et libertés garantis par la Charte canadienne afin de garantir et de protéger non seulement des droits civils et politiques[141], mais également des droits économiques et sociaux tels que le droit à la santé. Quatre arguments militent, selon nous, en faveur d'une telle réinterprétation.

            Premièrement, le Canada s'est engagé envers la communauté internationale à protéger et à garantir les droits économiques, sociaux et culturels en ratifiant en 1976 le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[142]. Cette ratification n'est pas sans effet sur l'interprétation de la Charte canadienne puisque, conformément aux propos de la Cour suprême du Canada, « il faut présumer que la Charte accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne »[143]. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies a d'ailleurs déploré en 1998 et en 2006 l’interprétation restrictive des droits de la Charte canadienne par les tribunaux canadiens. Il affirme :

 

« Le Comité est profondément préoccupé par les informations selon lesquelles les tribunaux provinciaux canadiens donnent systématiquement une interprétation de la Charte excluant la protection du droit à un niveau de vie suffisant et d'autres droits énoncés dans le Pacte. Le Comité constate avec préoccupation que les tribunaux ont adopté cette attitude en dépit de l'avis exprimé par la Cour suprême du Canada et réitéré devant le Comité par le gouvernement canadien, selon lequel la Charte pouvait s'interpréter de manière à protéger ces droits » [nos soulignés][144].

            Deuxièmement, à supposer que l'intention du pouvoir constituant n'a pas été d'inclure des droits économiques et sociaux dans la Charte canadienne, ce constat n'est pas fatal puisque la Constitution canadienne et la Charte canadienne qui y est greffée est un arbre vivant susceptible d'évolution et rédigée en prévision de l'avenir[145].  Elle est donc « susceptible d'évoluer avec le temps de manière à répondre à de nouvelles réalités sociales, politiques et historiques que souvent ses auteurs n'ont pas envisagées »[146].

            Troisièmement, la Charte canadienne n'a pas été adoptée en l'absence de tout contexte et doit, par conséquent, être située dans ses contextes linguistiques, philosophiques et historiques appropriés[147].

Comme nous l'avons démontré précédemment, l'adoption de la Charte canadienne s'inscrit dans le courant de la philosophie libérale classique du Siècle des Lumières du XVIIe et XVIIIe siècle. Or la reconnaissance de droits économiques et sociaux est parfaitement compatible avec la philosophie libérale classique. Trois commentaires s’imposent. Premièrement, selon Carl J. Friedrich, il est historiquement et philosophiquement faux de prétendre que ces droits sont une invention communiste[148]. Deuxièmement, selon James Griffin, ces droits ne datent pas, contrairement à une fausse croyance, du 20e siècle, mais sont parmi les premiers droits de l’homme ayant été invoqués[149]. Lorsqu’au 12e et 13e siècle notre conception moderne des droits est pour la première fois apparue, l’un des premiers exemples de droit de l’homme fut, selon James Griffin, le droit des personnes défavorisées et pauvres de recevoir de l’aide des personnes favorisées et riches[150]. Troisièmement, les droits économiques, sociaux et culturels appartiennent au libéralisme classique. À cet effet, James Griffin affirme :

 

One finds, very occasionally, what seem to be human rights to welfare asserted in the Enlightenment, for example, by John Locke, Tom Paine, and William Cobbett. Following the Enlightenment, rights to welfare have often appeared in national constitutions : for example, the French constitutions of the 1790s, the Prussian Civil Code (1794), the constitutions of Sweden (1809), Norway (1814), The Netherlands (1814), Denmark (1849), and, skipping to the twentieth century, the Soviet Union (1936) (…) By the end of the nineteenth century, political theorists were beginning to make a case that welfare rights are basic in much the sense that civil and political rights are” [nos soulignés][151].

 

En effet, ces droits ont été défendus par de nombreux philosophes libéraux du Siècle des lumières : au 17e siècle (par John Locke), au 18e siècle (par Montesquieu, Condorcet, Turgot, Robespierre et Thomas Paine) et au 19e siècle (par John Stuart Mill, William Beveridge et William Cobbett)[152]. Cass R. Sunstein ajoute que Thomas Jefferson et les pères fondateurs de la Constitution américaine (notamment Madison) étaient également favorables à la reconnaissance de droits économiques, sociaux et culturels[153]. De plus, les articles 21 et 22 de la Constitution française de 1793, que David D. Raphael assimile à la tradition libérale[154], garantissent respectivement la subsistance aux citoyens malheureux et l'instruction. Finalement, la théorie de la justice du philosophe libéral John Rawls est, selon Frank I. Michelman, compatible avec la reconnaissance de droits constitutionnels économiques et sociaux[155].

Le contexte historique est également important. L'ancien premier ministre du Canada, Pierre Elliot Trudeau, qui a présidé à l'adoption de la Charte canadienne[156] avait à l'esprit sa propre conception d'une société juste qu'il espérait pouvoir réaliser par l'adoption de cette Charte. Il affirme :

 

“Ce qui m'attira vers la politique, ce n'était plus le désir de lutter pour la liberté, celle-ci étant en quelque sorte devenue le combat d'hier. Dans mon esprit, la valeur à privilégier dans la poursuite de la société juste était plutôt l'égalité. Non pas l'égalité à la Procuste bien sûr, où tous seraient ramenés à une certaine moyenne. Mais l'égalité des chances.[...] Or le Canada me semblait un pays béni des dieux pour poursuivre une politique de la plus grande égalité des chances (...) le Canada avait de plus une tradition politique ni complètement libertaire ni complètement étatiste, mais qui au contraire reposait sur la collaboration nécessaire des gouvernements avec le secteur privé, et sur l'action directe de l'État pour protéger les faibles contre les forts, les démunis contre les biens nantis” [nos soulignés][157].

 

Il se prononça aussi directement sur l'importance des droits économiques et sociaux et affirma :

 

Yet if this society does not evolve an entirely new set of values (...) if it is not determined to plan its development for the good of all rather than for the luxury of the few, and if every citizen fails to consider himself as the co-insurer of his fellow citizen against all socially-engineered economic calamities, it is vain to hope that Canada will ever really reach freedom from fear and freedom from want. Under such circumstances, any claim by lawyers that they have done their bit by upholding civil liberties will be dismissed as a hollow mockery” [nos soulignés][158].

 

L'article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui promeut l'égalité des chances et qui assure, par le système de péréquation, que tous les Canadiens bénéficient de services publics essentiels fait en partie écho aux préoccupations de l'ancien premier ministre Pierre Elliot Trudeau. Selon Martha Jackman, le contexte historique exige, par conséquent, de tenir compte de la longue tradition canadienne d'État-providence et de protection des droits économiques et sociaux. Elle affirme :

 

This interpretive context necessarily includes Canada's long-standing social welfare traditions, the importance individual Canadians attach to social and economic security as a unifying social value, the preeminence of health care, income support, and other social welfare programs in our social and political landscape, and Canada's extensive international commitments to social and economic rights” [nos soulignés][159].

 

            Quatrièmement, la Cour s'est toujours refusé d'établir dans la Charte canadienne une distinction rigide entre la liberté négative et la liberté positive ou entre les droits négatifs et les droits positifs[160]. En effet, comme nous l'avons mentionné précédemment plusieurs droits et libertés garantis par la Charte canadienne comportent non seulement des obligations négatives, mais également des obligations positives de la part de l'État. De plus, la Cour s'est parfois montrée ouverte à une éventuelle reconnaissance dans la Charte canadienne de droits économiques et sociaux[161]. Par exemple, dans l'arrêt Gosselin c. Québec (2002), la juge McLachlin (pour la majorité) souligne qu'il « est possible qu’on juge un jour que l’art. 7 a pour effet de créer des obligations positives »[162]. De plus, dans l'arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1985), la Cour souligne, en faisant écho aux propos de la Commission de la réforme du droit du Canada[163], que le droit à la sécurité garanti par l'article 7 de la Charte canadienne aurait pu être interprété largement[164] de manière à inclure un droit aux choses nécessaires à la vie[165]. Cette interprétation large serait conforme avec l'objet de l'article 7 qui a été adopté afin de protéger la dignité humaine[166]. Un droit au minimum vital pourrait être garanti par le droit à la vie ou le droit à la sécurité prévu à l'article 7 ou par le droit à l'égalité prévu à l'article 15 de la Charte canadienne[167].

            En somme, une société libre et démocratique qui reconnaît les valeurs de dignité humaine et de justice sociale doit concevoir la liberté comme comportant une dimension négative et une dimension positive. La dimension négative de la liberté confère un droit à l’autonomie et au plein développement de sa personnalité. Ce droit protège la possibilité de faire des choix et de prendre des décisions personnelles fondamentales sans contraintes légales imposées par l'État. Il permet ainsi aux citoyens de choisir leur propre conception du bien et de la réaliser sans interférence de l'État. En conséquence, ce droit oblige l’État à respecter et à ne pas s'immiscer dans les décisions et dans les choix fondamentaux de ses citoyens et à ne pas imposer par moralisme légal une conception du bien à l’ensemble de sa population. Par ailleurs, la dimension positive de la liberté constitue également un élément important de la dignité humaine. En effet, la liberté positive est essentielle aux personnes défavorisées puisqu'elle permet de sécuriser les conditions matérielles essentielles[168] pour qu'ils puissent exercer une réelle liberté (un véritable choix)[169] qui a de la valeur[170] et pour qu'ils puissent réaliser leur propre conception du bien et participer pleinement comme citoyen égal dans la société[171]. Contrairement aux personnes favorisées qui possèdent les ressources matérielles nécessaires pour exercer leur liberté et pour qui la liberté est « self-preserving », c’est-à-dire une simple possession qui demande à être préservée, les personnes défavorisées ne conçoivent pas la liberté comme une possession ou un « un attribut « naturel » de l’individu présocial »[172], mais comme étant « self-developing » et comme un but à atteindre[173]. La reconnaissance d'une dimension positive de la liberté dans plusieurs dispositions de la Charte canadienne, requise par les valeurs d’égalité substantielle, de dignité humaine et de justice sociale, appelle à une interprétation des droits et libertés conforme à celle-ci et aux valeurs qui la sous-tendent. Une telle interprétation donnerait notamment corps aux droits économiques et sociaux qui, comme les droits civils et politiques, visent à protéger la liberté et qui sont essentiels aux personnes défavorisées afin de leur assurer des conditions minimales de vie dans la dignité. De plus, le fait de reconnaître la dimension positive de la liberté, c'est-à-dire reconnaître que l'oppression économique, le manque de ressources matérielles et la pauvreté sont autant d'atteintes à la liberté que l'interférence par l'État, fait disparaître l'opposition traditionnelle entre liberté et égalité[174] et permet à l'égalité de servir la liberté réelle de tous plutôt que s'y opposer[175] en accroissant dans les faits et non seulement sur papier le nombre de choix, d'opportunités ou d'options offertes aux personnes défavorisées[176]. L'égalité se porte ainsi garant de la liberté en assurant aux personnes défavorisées un véritable choix essentiel à leur autonomie, au plein développement de leur personnalité et à la pleine réalisation de leurs capacités. R. H. Tawney résume :

« Social arrangements which enable some groups to do much what they please, while others can do little of what they ought, are, to speak with moderation, not unknown to history. They may possess their virtues ; but freedom is not among them. A society is free in so far, and only in so far, as, within the limits set by nature, knowledge and ressources, its institutions and policies are such as to enable all its members to grow to their full stature, to do their duty as they see it, and (...) to have their fling when they feel like it. In so far as the opportunity to lead a life worthy of human beings is needlessly confined to a minority, not a few of the conditions applauded as freedom would more properly be denounced as privilege. Action which causes such opportunities to be more widely shared is, therefore, twice blessed. It not only substracts from inequality, but adds to freedom » [nos soulignés][177].

 

2.2.2. La dignité humaine et l'égalité

 

            Pour de nombreux juristes canadiens[1], l'égalité constitue un élément important de la dignité humaine. En effet, la dignité humaine confère à chaque être humain une égale valeur intrinsèque[2] qui l'élève au rang de fin en soi[3]. L’être humain n'est donc pas un simple rouage au service de l'État et de la collectivité[4] et ne doit, par conséquent, jamais être traité simplement comme un moyen en vue d'une fin qui le dépasse[5]. Cette égale valeur intrinsèque que la dignité humaine confère à chaque être humain justifie une « égalité morale »[6] indépendante des faits[7] et de la contribution à la société[8], c’est-à-dire du mérite, des accomplissements[9], du statut social, de la richesse et des capacités rationnelles[10], physiques ou intellectuelles[11]. La reconnaissance de cette égalité morale commande un droit à un égal respect et à une égale considération[12] : (un égal respect)[13] de la part de soi-même (le respect de soi) et de la part des autres (le respect des autres)[14]. Ce droit ne constitue pas a priori un principe d'égalité substantielle et de justice sociale[15], mais seulement un principe moral abstrait d'égalité formelle et procédurale (égalité des droits) et d'impartialité morale (un principe sans contenu)[16]. Il ne prend la forme d'un principe d’égalité substantielle que s'il se traduit dans les faits par des conséquences substantiellement égalitaires en terme, par exemple, de liberté, de revenu, de ressources ou de bien-être[17]. En effet, l'égalité substantielle s’intéresse aux conditions de vie réelles des personnes (notamment des personnes désavantagées)[18] et implique, selon Donna Greschner et R. James Fyfe[19], ce que Joel Bakan appelle l’égalité sociale :

« An absence of major disparities in people's resources, political and social power, well-being and of exploitation and oppression » [nos soulignés][20].

Ces conceptions formelle et substantielle de l'égalité peuvent, selon le philosophe libéral John Rawls, être réconciliées[21] dans une théorie de la justice qui répartit les biens sociaux premiers[22] conformément à la justice sociale[23]. Sa théorie de la justice inclut une conception formelle de l'égalité dans son premier principe de justice (qui prévoit que les libertés de base sont, dans l'abstrait, égales pour tous et qu'elles n'ont donc pas à être compensées) et une conception substantielle de l'égalité dans son deuxième principe (qui prévoit que la valeur de la liberté, n'étant pas dans les faits égale pour tous en raison des différences de richesses et de ressources entre citoyens, doit être compensée par une juste redistribution des revenus et de la richesse)[24]. Ce second principe (et la conception substantielle de l'égalité qu’il incarne) est, selon lui, une condition essentielle à la justice sociale[25], car il permet de maximiser une réelle liberté (ou valeur de la liberté) égale pour tous[26] qu’il considère comme le but de la justice sociale[27]. Ce second principe (et la conception substantielle de l'égalité qu’il incarne) est également nécessaire, selon lui, afin de traiter les hommes « comme des fins en soi »[28] conformément à la dignité humaine[29]. Étant entendu que les valeurs de justice sociale[30] et de dignité humaine, qui justifient une égalité substantielle de l’égalité, constituent toutes deux des valeurs fondamentales d'une société libre et démocratique[31] alors l'égalité substantielle exigée par ces valeurs est conforme aux valeurs d'une société libre et démocratique. D’ailleurs, le juriste Mark. R. Macguigan, cité par Commission de réforme du droit du Canada, affirmait que la notion même de démocratie, tant du point de vue du fond que de la forme, « repose sur le respect de l'égalité économique, sociale, culturelle et morale » [nos soulignés][32]. Albert Frederick Pollard résume en insistant sur l'importance de l'égalité substantielle pour la liberté :

« There is only one solution of the problem of liberty, and it lies in equality. Without some equality there can be no common liberty ; and the equalization of liberty has been one of the greatest achievements of parliament. There are, indeed, endless kinds of equality (...) Men vary in physical strength ; but so far as their social relations go that inequality has been abolished. The weak are as safe as the strong in civilized communities, and the strong are effectually prevented from using their strength to the detriment of their weaker neighbours. Yet there must have been a period in social evolution when this refusal to permit the strong man to do what he liked with his own physical strength seemed, at least to the strong, an outrageous interference with personal liberty (...) There is, in fact, no more reason why a man should be allowed to use his wealth or his brain than is physical strength as he likes ; and the principle which controls the one should also control the other. No one hopes to equalize physical strength ; no sane person expects to equalize wealth or mental equipment. But liberty in the employment of each should be restrained by the same social considerations. The liberty of the weak depends upon the restraint of the strong, that of the poor upon the restraint of the rich, and that of the simpler-minded upon the restraint of the sharper » [nos italiques][33].

Selon Ronald Dworkin, l'égalité formelle et l'égalité substantielle peuvent également être réconciliées. En effet, selon lui, la dignité humaine comporte deux dimensions ou deux principes : le respect de soi (et le respect des autres) et l'authenticité[34]. Le premier principe du respect de soi est un principe d'égalité[35]. Il suppose un droit à un égal respect et à une égale considération, c'est-à-dire une égalité morale formelle. Il emporte également une égalité politique[36], c'est-à-dire l'obligation pour l'État de ne pas faire de discrimination[37] et de traiter les membres les plus faibles d'une société avec le même respect et avec la même considération que les membres les plus puissants[38]. Il affirme :

« Government must not only treat people with concern and respect, but with equal concern and respect. It must not distribute goods or opportunities unequally on the ground that some citizens are entitled to more because they are worthy of more concern » [nos soulignés][39].

Pusique l'État doit, en conséquence, agir comme si l'impact de ses politiques sur la vie de tous ses citoyens était également important[40], cette égalité formelle engendre pour l'État une obligation d'égalité substantielle. En effet, comme les décisions prises par un gouvernement affectent les ressources matérielles de ses citoyens[41], l'État ne peut, conformément à son obligation de traiter chaque citoyen en égal, rester indifférent aux demandes exprimées par ses citoyens d'être traités en égal dans la distribution des ressources[42]. Selon Ronald Dworkin, l’égalité politique, l’égalité sociale et l’égalité économique sont toutes aussi importantes l’une que l’autre[43] et relèvent toutes de notre égalité morale et de notre égal statut[44]. Il affirme :

« It is hardly enough to say (although many political philosophers apparently think it is enough) that society owes everyone care for their most basic needs, but not economic equality. It is not a question of discrete prior obligation, but of equal status. If everyone's basic needs were met, but some citizens still had an opportunity to make their lives much more exciting, productive, varied or interesting than others could, the question would remain whether laws that distribute resources with that consequence are justified » [nos soulignés][45].

Néanmoins, par respect pour le deuxième principe de dignité, la responsabilité individuelle des citoyens pour leur propre vie (un principe de liberté)[46], cette revendication d'égalité substantielle doit être limitée[47] et n'exige pas, par conséquent, une « égalité de résultat »[48] (c'est-à-dire que tous les citoyens aient les mêmes ressources matérielles indépendamment de leurs choix de vie). L’égalité substantielle ne saurait toutefois tolérer la pauvreté[49] et une trop grande disparité de richesse[50] sans porter atteinte à la liberté[51]. Comme le soulignait le philosophe libéral John Stuart Mill, ce qui est économiquement nécessaire dans les pays riches et avancés est une meilleure redistribution des richesses[52].  Par conséquent, l'État a, selon Dworkin, la responsabilité de réduire les inégalités économiques par des programmes sociaux et un système de redistribution de la richesse[53].  À ce sujet, Ronald Dworkin affirme :

« Equal concern is the sovereign virtue of political community, without it government is only tyranny, and when a nation's wealth is very unequally distributed, as the wealth of even prosperous nations now is, then its equal concern is suspect. For the distribution of wealth is the product of a legal order » [nos soulignés][54].

Dans la Charte canadienne, l'égalité formelle et procédurale est garanti par les libertés fondamentales elles-mêmes (l'égalité dans la jouissance des libertés fondamentales) prévues à l’article 2[55] et par les règles d’équité procédurale prévues aux articles 7 à 14 alors que l'égalité substantielle est assurée par le droit à l'égalité garanti à l'article 15[56]. Bien que ce droit à l’égalité ne soit pas une garantie générale d'égalité et de justice sociale et qu'il ne porte que sur l'application de la loi [57], il n’en reste pas moins fondé sur les valeurs de dignité humaine et de justice sociale[58]. En effet, le premier paragraphe de cet article vise à interdire toute discrimination et à garantir un droit à une égalité réelle dans l'application de la loi en assurant à tous la même protection et le même bénéfice de la loi (en tenant compte des différences individuelles et contextuelles), c'est-à-dire en favorisant « l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération »[59]. De même, le deuxième paragraphe de cet article vise à promouvoir une égalité substantielle et plus de justice sociale[60] en protégeant, contre toute prétention de discrimination, les lois qui tiennent compte des différences économiques et sociales et qui visent à améliorer les conditions de vie des personnes défavorisées[61]. Nous estimons, avec Donna Greschner, que le droit à l’égalité qui vise à assurer une égalité substantielle doit être interprété de manière à servir la liberté positive des personnes autonomes[62] et l’intégrité physique et psychologique des personnes non autonomes[63].

            En somme, une société libre et démocratique qui reconnaît les valeurs de dignité humaine et de justice sociale doit concevoir l'égalité comme étant non seulement formelle, mais également substantielle. En effet, la dignité humaine confère à chaque être humain une égale valeur intrinsèque qui justifie une « égalité morale » indépendante du mérite, des accomplissements, du statut social, de la richesse et des capacités rationnelles, physiques ou intellectuelles. La reconnaissance de cette égalité morale commande un droit à un égal respect et à une égale considération. Ce droit constitue un principe moral abstrait d'égalité formelle et procédurale et d'impartialité morale (un principe sans contenu) qui prescrit comment les êtres humains doivent être traités. Il ne prend la forme d'un principe d’égalité substantielle (un principe avec contenu) que s'il se traduit dans les faits par des conséquences substantiellement égalitaires en terme, par exemple, de liberté, de revenu, de ressources ou de bien-être. Ces conceptions formelle et substantielle de l'égalité peuvent, selon le philosophe libéral John Rawls, être réconciliées dans une théorie de la justice qui répartit les biens sociaux premiers conformément à la justice sociale. En effet, sa théorie de la justice inclut une conception formelle de l'égalité dans son premier principe de justice et une conception substantielle de l'égalité dans son deuxième principe. Ce second principe (et la conception substantielle de l'égalité qu’il incarne) est, selon lui, une condition essentielle à la justice sociale, car il permet de maximiser une réelle liberté (ou valeur de la liberté) égale pour tous qu’il considère comme le but de la justice sociale. Ce second principe (et la conception substantielle de l'égalité qu’il incarne) est également nécessaire, selon lui, afin de traiter les hommes « comme des fins en soi » conformément à la dignité humaine. Étant entendu que les valeurs de justice sociale et de dignité humaine, qui justifient une égalité substantielle de l’égalité, constituent toutes deux des valeurs fondamentales d'une société libre et démocratique alors l'égalité substantielle exigée par ces valeurs est conforme aux valeurs d'une société libre et démocratique. Dans la Charte canadienne, l'égalité formelle et procédurale est garanti par les libertés fondamentales elles-mêmes (l'égalité dans la jouissance des libertés fondamentales) prévues à l’article 2 et par les règles d’équité procédurale prévues aux articles 7 à 14 alors que l'égalité substantielle est assurée par le droit à l'égalité garanti à l'article 15. Nous estimons que le droit à l’égalité, qui vise à assurer une égalité substantielle, doit être interprété de manière à servir l’égale liberté positive des personnes autonomes et l’intégrité physique et psychologique des personnes non autonomes.

 

 

 

2.2.3. Le droit à la sauvegarde de sa dignité

            Le droit à la sauvegarde de sa dignité garanti par l'article 4 de la Charte québécoise sous-tend une conception universaliste de la dignité humaine indissociable du principe d'égalité[64]. Il comporte à la fois un volet interne (le respect de soi) et un volet externe (le respect des autres)[65]. Christian Brunelle est d'avis qu'en droit le respect du volet interne de la dignité humaine, qui impose l'obligation de se respecter soi-même, pose deux difficultés[66]. Premièrement, pour que cette obligation de se respecter soi-même ait un sens, il faut qu'un tiers soit autorisé à invoquer contre son débiteur une atteinte au droit à la sauvegarde de sa dignité. Or en vertu de l'article 49 de la Charte québécoise, seule la victime d'une atteinte illicite à l'un de ses droits ou à l'une de ses libertés reconnus par la Charte québécoise peut demander une réparation pécuniaire pour le préjudice moral ou matériel qui en découle[67]. En conséquence, il y a confusion puisque le débiteur de l’obligation de respect est également créancier de celle-ci. Il estime, par conséquent, que le respect du volet interne de la dignité humaine ne relève pas du pouvoir judiciaire, mais du pouvoir législatif qui pourrait par la voie du droit criminel interdire, par exemple, des crimes sans victime[68]. Deuxièmement, le droit à la sauvegarde de sa dignité garanti à l'article 4 de la Charte québécoise peut potentiellement entrer en conflit avec le droit au respect de sa vie privée[69] qui délimite une sphère limitée d'autonomie personnelle et de liberté qui protège le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans influence externe indue[70]. La manière d’interpréter le droit à la sauvegarde de sa dignité est, par conséquent, cruciale pour la liberté. Une interprétation paternaliste de ce droit, qui viserait à judiciariser le respect de soi et à imposer de façon paternaliste des devoirs juridiques envers soi-même et une conception particulière du bien en interdisant certains comportements volontaires ou certaines activités librement consenties[71], pourrait, selon Christian Brunelle, rendre la dignité humaine liberticide[72]. Il affirme :

 

“Si le « droit à la sauvegarde de la dignité » emporte, comme nous l’avons vu, une obligation, pour chaque individu, de respecter sa propre dignité afin de ne pas saper, par ricochet dirions-nous, celle d’autrui et même celle de toute l’espèce humaine, la sanction d’une telle obligation demeure problématique (...) Si l’on peut concevoir que la « dignité » ait pu justifier l’interdiction d’un spectacle de « lancer de nain » (...) en viendra-t-on également à prohiber toujours au nom de la dignité humaine – la boxe, la lutte, la pornographie, le strip-tease, la tauromachie, le travail dans l’industrie du sexe... et quoi encore ? On le voit, une conception par trop hégémonique de la dignité « pourrait à terme la rendre liberticide », en favorisant le « réarmement moral » et la résurgence d’un certain paternalism” [nos soulignés][73].

 

Nous souscrivons à ces propos et nous sommes également d'avis que d'imposer dans une société pluraliste des devoirs juridiques envers soi-même au nom du respect de soi et de la dignité humaine porterait atteinte à la liberté négative de choisir et de suivre sa propre conception du bien et serait, par voie de conséquence, contraire au principe de neutralité morale de l’État. Le philosophe libéral John Stuart Mill ajoute :

 

« Ces vices peuvent être une marque de bêtise, de manque de dignité personnelle et de respect de soi, mais ils ne deviennent des sujets de réprobation morale que lorsqu'ils entraînent le mépris des devoirs envers les autres, pour le bien desquels l'individu se doit de veiller sur lui-même. Ce qu'on appelle devoirs envers soi-même ne constituent pas une obligation sociale, à moins que les circonstances n'en fassent simultanément des devoirs envers autrui » [nos soulignés][74].

 

 

Eric Folot, avocat et bioéthicien

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Conclusion

 

            En somme, une société libre et démocratique qui reconnaît les valeurs de dignité humaine et de justice sociale doit concevoir la liberté comme comportant une dimension négative et une dimension positive. Ces deux dimensions de la liberté sont nécessaires afin de garantir une égale et une réelle liberté pour tous. La reconnaissance de la dimension positive de la liberté appelle à une interprétation des droits et libertés conforme à celle-ci et aux valeurs d’égalité substantielle, de dignité humaine et de justice sociale qui la sous-tendent. Une telle interprétation compatible avec la philosophie libérale donnerait notamment corps aux droits économiques et sociaux qui, comme les droits civils et politiques, visent à protéger la liberté et qui sont essentiels aux personnes défavorisées afin de leur assurer des conditions minimales de vie dans la dignité. De plus, dans l’interprétation de l’article 1 de la Charte canadienne, les valeurs de dignité humaine, d’égalité et de justice sociale qui sous-tendent la liberté positive appellent à la reconnaissance par la Cour du principe anti-désavantage qui consiste à reconnaître que la Charte est d’abord destinée à venir en aide aux personnes défavorisées.

Les valeurs de dignité humaine et de justice sociale appellent également à la reconnaissance d’une égalité non seulement formelle, procédurale et abstraite, mais également substantielle et concrète[75]. Dans la Charte canadienne, l’égalité formelle s’intéresse aux règles d’équité procédurale et à l'égalité dans la jouissance des libertés fondamentales alors que l’égalité substantielle, qui s’intéresse au contexte et est sensible aux conditions sociaux-économiques, garantit une égalité réelle dans l'application de la loi.

Une société libre et démocratique qui reconnaît la valeur de dignité humaine doit, par conséquent, non seulement reconnaître la liberté négative et l'égalité formelle, mais également la liberté positive et l’égalité substantielle. Ces dernières sont compatibles[76] et découlent toutes deux de la dignité humaine. En effet, la liberté positive, qui vise à assurer à tous une réelle liberté et un véritable choix, a besoin de l'égalité substantielle, qui s'intéresse à une juste répartition des ressources, afin d'assurer à tous les moyens d'exercer leur autonomie, de réaliser leur propre conception du bien et de participer pleinement comme citoyen égal dans la société. Nous souscrivons ainsi aux propos de Pius Langa, ancien juge en chef de la Cour constitutionnelle en Afrique du Sud[77] :

 

The first is a commitment to creating a substantively equal society. It recognizes the moral entitlement of persons to what some call “positive liberty”: the ability actually to exercise one’s rights and pursue one’s projects, rather than a mere empty entitlement to do so. It recognizes that this entitlement vests in everyone equally. The government bears duties to refrain from steps which restrict the ability of individuals equally to exercise their freedoms, but just as importantly, it recognizes that the government possesses duties to take positive steps to protect, promote, and fulfil the equal freedoms of the people. Thus, South Africa’s pursuit of substantive equality requires both state prevention of discrimination and state promotion of distributive justice” [nos soulignés][78].

 

Le lecteur aura pu constater que ces trois valeurs (dignité humaine, liberté et égalité) sont complémentaires et entretiennent des liens importants. Nous partageons d’ailleurs l'opinion de la juriste Susanne Baer, qui est conforme à la philosophie libérale kantienne[79], selon laquelle ces trois valeurs constituent une triade de concepts interreliés et dynamiques où le contenu de l'un informe le contenu de l'autre[80].

Notre conception juridique de la dignité humaine et de ses exigences n’est pas incompatible avec la philosophie libérale et est conforme au droit international, à la jurisprudence canadienne, à la doctrine canadienne et finalement au concept de « capabilities » développé par l’économiste et philosophe Amartya Sen et employé dans la sphère économique.

Elle n’est pas incompatible avec la philosophie libérale. En effet, la philosophie libérale reconnaît l’importance de la liberté négative et de la liberté positive, l’existence de droits économiques et sociaux et l’importance de protéger les personnes faibles, défavorisées et vulnérables. Elle reconnaît également l’importance de l’égalité formelle et de l’égalité substantielle qu’elle considère comme réconciliables. De plus, les valeurs d’égale liberté et de justice que vise notre conception de la dignité humaine sont, selon Isaiah Berlin, les fondements de la moralité libérale[81].

Elle est également conforme au droit international. En effet, le droit international reconnaît l’importance pour la dignité humaine d’assurer à tous une réelle liberté, des droits économiques et sociaux et de protéger les personnes faibles, défavorisées et vulnérables.

Elle est aussi conforme à la jurisprudence canadienne qui s’est toujours refusé d'établir dans la Charte canadienne une distinction rigide entre la liberté négative et la liberté positive ou entre les droits négatifs et les droits positifs, qui s'est parfois montrée ouverte à une éventuelle reconnaissance dans la Charte canadienne de droits économiques et sociaux et qui considère la préexistence d’un désavantage et la vulnérabilité comme un facteur contextuel très important pour déterminer une atteinte à la dignité humaine. Elle reconnaît également à la fois l’importance de l’égalité formelle (par les règles d’équité procédurale et par l'égalité dans la jouissance des libertés fondamentales) et de l’égalité substantielle (par le droit à l’égalité).

Elle est, au surplus, conforme à la doctrine canadienne qui assimile la dignité humaine à la liberté et à l'égalité, qui reconnaît la liberté positive et l’égalité substantielle comme relevant de la dignité humaine et qui conçoit la vulnérabilité comme un aspect central de la dignité humaine[82].

Finalement, elle est conforme dans la sphère économique au concept des « capabilities » lié à la liberté substantielle (ou réelle)[83], développé par l’économiste et philosophe Amartya Sen[84] et adoptée par la Commission française sur la mesure des performances économiques et du progrès social présidée par Joseph E. Stiglitz[85].

 

 

Éric Folot, avocat et bioéthicien
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