Jusqu’alors, les enregistrements audios réalisés à l’insu d’une personne, même en milieu professionnel, étaient considérés comme déloyaux et irrecevables devant les juridictions civiles. Cela reposait sur un principe strict établi par la Cour de cassation en 2011 (Cass. soc., 7 janvier 2011).
Toutefois, le 22 décembre 2023, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a opéré un revirement majeur en admettant la possibilité de produire de tels enregistrements, sous réserve qu’ils soient indispensables et strictement proportionnés au but poursuivi.
La jurisprudence récente clarifie les critères et démontre que cette évolution élargit véritablement les contours du droit à la preuve en droit du travail. Elle offre de nouvelles opportunités aux parties, tout en exigeant rigueur, évaluation stratégique et prudence éthique.
Un équilibre entre le droit à la preuve et l’équité procédurale
La décision fonde la recevabilité sur un véritable compromis entre le droit à la preuve, jugé fondamental (article 6 CEDH), et le principe de loyauté dans l’administration de la preuve (article 9 du CPC). Le juge doit évaluer au cas par cas si :
1. L’enregistrement est indispensable : aucun autre moyen de preuve moins intrusif n’est disponible pour démontrer les faits litigieux.
2. L’atteinte à la vie privée est proportionnée au but recherché.
Conditions exigées pour la recevabilité devant les prud’hommes
Selon la jurisprudence consolidée (Cass. soc. 17 janvier 2024, n° 22‑17.474 ; Cass. ass. plén. 22 décembre 2023, n° 20‑20.648 ; Cass. civ. 2e, 6 juin 2024, n° 22‑11.736), trois critères principaux émergent :
- Indispensabilité : l’enregistrement doit être le seul moyen concret disponible pour prouver les allégations (exemples : harcèlement moral, pressions pour rupture conventionnelle, refus de suivre un protocole).
- Proportionnalité du contenu : il doit se limiter strictement aux faits à démontrer : durée courte, absence de propos non pertinents ou privés.
- Respect de l’équité procédurale : le juge doit veiller à ce que l’enregistrement ne rompe pas l’égalité des armes ou ne crée pas une asymétrie injustifiée dans l’accès à la vérité.
Jurisprudences illustratives
Enregistrement admis
Harcèlement moral – 10 juillet 2024 : une salariée produit un enregistrement d’un entretien préparatoire discutant une rupture conventionnelle. La Cour de cassation juge que l’enregistrement était indispensable pour prouver les pressions subies et que l’atteinte à la vie privée de l’employeur était strictement proportionnée au but poursuivi.
Accident du travail – 6 juin 2024 : un salarié produit un enregistrement audio d’un échange conflictuel pour démontrer la faute inexcusable de l'employeur. La preuve était jugée essentielle et proportionnée.
Enregistrement rejeté
17 janvier 2024 – cas classique de harcèlement : un salarié produit un enregistrement clandestin, mais la Cour retient que d’autres éléments (rapport CHSCT, témoignages médicaux) suffisaient à établir la présomption de harcèlement. L’enregistrement n’était donc ni indispensable ni proportionné.
6 mai 2024 – Retranscription d’un entretien préalable au licenciement : un salarié enregistre l’employeur sans l’en informer. La Cour juge que l’assistance possible à l’entretien aurait permis une retranscription loyale, rendant l’enregistrement superflu et illicite.
Impacts pratiques pour les salariés, employeurs et avocats
Pour les salariés :
Un enregistrement clandestin peut désormais être recevable si aucun autre moyen de preuve (témoignages, rapports, échanges écrits) n'existe.
Il est essentiel que l’enregistrement soit restreint au contenu utile : pas de dialogue hors sujet, pas de durée excessive.
Pour les employeurs :
Il est désormais possible de produire de tels enregistrements pour justifier un licenciement (notamment pour faute grave), si les critères d’indispensabilité et de proportionnalité sont respectés. L’enregistrement doit avoir un objet professionnel clair et limité.
Pour les avocats :
Vous devez évaluer la pertinence juridique et stratégique d’une preuve audio clandestine avant de la présenter.
Un rapport d’expertise ou de constat peut renforcer sa recevabilité, en prouvant notamment l’intégrité du fichier et sa traçabilité.
La multiplication des enregistrements clandestins impose aux parties de préserver une démarche éthique et mesurée dans le choix des moyens de preuve.
Recommandations pour un usage sécurisé
Afin de réduire le risque de rejet de l’enregistrement, il est recommandé de ne produire l’enregistrement clandestin qu’en réponse à une dénégation formelle de l’autre partie (avant de le produire en justice).
Il est important de conserver l’original du fichier sans modification, avec conservation des métadonnées intactes.
La transcription de l’enregistrement doit se limiter aux parties strictement pertinentes : hors de question d’inclure des propos personnels ou non liés aux faits.
Envisager un constat d’authenticité par huissier, pour documenter date, contexte, clarté des voix, et absence de coupure.
Avant tout usage, faire valider une stratégie juridique avec un conseil, compte tenu du risque de contentieux pour atteinte à la vie privée (article 226‑1 CP) même si la preuve est recevable.