Le bail commercial face à la crise du Covid-19 : contribution à l'étude de la jurisprudence

Publié le 25/04/2021 Vu 3 248 fois 0
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Les liens juridiques entre preneurs et bailleurs ont été des plus impactés par la fermeture administrative des commerces non-essentiels. Bilan après les premières décisions rendues à propos des "loyers covid".

Les liens juridiques entre preneurs et bailleurs ont été des plus impactés par la fermeture administrative

Le bail commercial face à la crise du Covid-19 : contribution à l'étude de la jurisprudence

Il avait été affirmé une première fois que les loyers dus pendant la période de confinement du printemps dernier demeuraient exigibles1. La juridiction avait d’ailleurs apporté la précision suivante dans un communiqué publié à la suite de cette décision :

« Le tribunal retient en outre que, les contrats devant être exécutés de bonne foi selon l'article 1134 devenu 1104 du code civil, les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d'exécution de leurs obligations respectives.»

 

Récemment, la Cour d’appel de Paris a encore rappelé que « si les loyers ont été suspendus, ils sont demeurés exigibles »2. En relatant certains principes généraux du droit, autant citer Loisel qui illustre l'importance de la "parole donnée" par sa célèbre maxime : « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par la parole ». Les cocontractants doivent satisfaire leurs obligations car ils se sont engagés à le faire. L’article 1103 du Code civil va même jusqu'à énoncer que les contrats « tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits. »

 

 Pour autant, soucieux de préserver leur trésorerie (les loyers constituent en moyenne le second poste de dépenses d’une  société – étant rappelé que les salaires ont été pris en charge intégralement par l’Etat au travers de l’activité partielle), certains preneurs ont alors été tentés de suspendre le paiement des loyers… jusqu’à parfois même considérer, pour certains, que ceux-ci n’étaient plus dus lors des périodes où leur était imposée une fermeture administrative.

 

Premièrement, si le preneur ne peut plus exploiter son commerce, son local commercial ne se retrouve pas pour autant dépourvu de ses composants matériels et seul l’accès au public à ce local est restreint.

 

Se pose donc la question de savoir si l’interdiction d’accès du public à un commerce constitue pour le commerçant ou l'exploitant, le plus souvent un preneur à bail, un motif susceptible de remettre en cause ses obligations vis-à-vis de son bailleur et notamment le paiement du loyer.

 

Pour mémoire, par le biais du mécanisme de l'exception d'inexécution, un cocontractant peut en effet suspendre l'exécution de ses propres obligations lorsque les obligations qui lui ont été consenties réciproquement comme contrepartie par son cocontractant ne sont plus exécutées3.

 

Deuxièmement, on perçoit immédiatement l’enjeu de cette question - purement technique - qui consiste à trancher l’épineux problème de savoir sur qui pèse les conséquences financières liées à l’arrêt brutal de l’activité économique pour lutter contre la pandémie de la Covid-19.

 

1 - Le contenu de l'obligation de délivrance conforme du bailleur

 

D’un certain côté, le bailleur n’a pas à assumer d’aléa économique autre que celui lié à la vacance locative et aux charges qui résultent de la conservation ou de l’amélioration de son immeuble. D’un autre côté, le preneur n’a pas pu jouir de son local commercial durant les différentes périodes de fermetures administratives et, de ce fait, il n’aurait pas à s’acquitter du loyer pour un local qu'il n'a pas pu exploiter.

 

C'est bien en ce sens qu'un preneur a su faire entendre sa voix devant le juge des référés, ce dernier ayant estimé que : 

« Même si le bailleur a maintenu pendant la période de fermeture administrative du local la possibilité pour son locataire d’en jouir et d’y conserver l’ensemble de ses meubles et stocks, et qu’il n’est pas à l’origine de la fermeture administrative imposée par les autorités, le locataire peut toujours soutenir qu’en l’absence de fourniture d’un local exploitable conformément au bail, et même si cette situation ne relève pas d’un manquement du bailleur à ses obligations mais de la force majeure, il doit pouvoir lui-même cesser d’exécuter son obligation corrélative de régler son loyerLa question [...] relève de l'appréciation des juges du fond et ne peut être tranchée à ce stade4.» 

 

Ceci étant, la décision précitée est intervenue avant que les juges ne coupent court aux espoirs des preneurs par une décision rendue ultérieurement sur le fond :

« En application de l'article 1719 du code civil, le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière, de délivrer au preneur la chose louée en mettant à sa disposition, pendant toute la durée du bail, des locaux conformes à leur destination contractuelle, dans lesquels il est en mesure d'exercer l'activité prévue par le bail, et d'en faire jouir paisiblement celui-ci pendant la même durée. Cet article n'a pas pour effet d'obliger le bailleur à garantir au preneur la chalandise des lieux loués et la stabilité du cadre normatif, dans lequel s'exerce son activité [...]. En l'espèce, Mme G. ne discute et ne conteste pas que la configuration, la consistance, les agencements, les équipements et l'état des locaux à elle remis par Mme B. en exécution du bail les liant lui permettent d'exercer l'activité à laquelle ils sont contractuellement destinés, et le trouble de jouissance dont elle se prévaut du fait de la fermeture administrative de son commerce entre le 15 mars et le 11 mai 2020 imposée par les mesures législatives et réglementaires de lutte contre la propagation de l'épidémie de covid-19, n'est pas garanti par la bailleresse5» 

 

Selon cette juridiction, dès lors que des locaux sont aptes à permettre l’exercice d’un commerce, cela suffit à caractériser la bonne exécution de l'obligation de délivrance par le bailleur.

 

D'autant plus qu'une Cour d’appel a également rappelé que : « si le bailleur doit assurer la jouissance du preneur, il ne lui garantit pas que le bail sera fructueux, que le preneur réalisera les profits espérés, cette mesure de fermeture n’affectant pas les lieux loués mais le fonds de commerce, le locataire conservant la possibilité de sous-louer, de stocker sa marchandise, de faire des travaux d’amélioration ou de rénovation6. » 

 

En conclusion, les juges considèrent que le preneur n'a pas été dépossédé de l'ensemble des attributs du local commercial, puisqu'il continue à en jouir, malgré la perte de sa clientèle (qui est une composante du fonds de commerce) et donc de la perte de la "propriété commerciale" qui en résulte.

 

- 2 Critique : l'obligation de délivrance conforme oblige le bailleur à garantir l'accès du public aux locaux loués

 

Or selon une plume remarquée, une telle conception de l’obligation de délivrance de locaux conformes à la destination du bail serait erronée7 :

« Contrairement à ce que sous-entend le tribunal, l’article 1719 du code civil oblige certainement le bailleur à délivrer un local accessible à la clientèle.

L’obligation de délivrance suppose un local conforme à sa destination contractuelle, c’est-à-dire un local commercial dans lequel le preneur puisse accueillir ses clients.

Si le local est interdit à la clientèle, l’obligation de délivrance n’est pas remplie, et ce, quelle que soit la cause de l’interdiction, qu’il s’agisse d’un local amianté8, d’une boutique située dans une galerie marchande fermée par arrêté municipal en raison de la réglementation relative au risque d’incendie9, ou de « magasins de vente » qui « ne peuvent accueillir du public », ainsi qu’en disposent les divers décrets covid10. » 

 

Et cet auteur d’ajouter : « A la question « le bail commercial peut-il être exécuté sur des locaux fermés ? », la réponse est évidemment « non » […] et certains en arrivent à prétendre que le bailleur exécute son obligation de délivrance et que le preneur doit exécuter son obligation de paiement, pour un contrat qui ne peut pas être exécuté 11.» 

 

En dépit de ces observations, la jurisprudence semble a priori peu favorable à imputer au bailleur un manquement contractuel (que celui-ci relève d'un comportement fautif ou non) justifiant ainsi la suspension du paiement du loyer par le jeu de l’exception d’inexécution évoquée plus haut.

 

Plusieurs décisions ont notamment statué en ce sens12 :

- « La fermeture administrative n’est pas en lien avec un manquement du bailleur qui aurait rendu le local inexploitable pour une activité prévue au bail13. »

- « Le contexte sanitaire ne saurait en lui-même générer un manquement par le bailleur à son obligation de délivrance, ces circonstances ne lui étant pas imputables14. »

 

Pour cette raison essentielle, la doctrine considère que ce moyen n’est pas susceptible de fonder les prétentions du preneur, indépendamment du débat portant sur ce que recouvre concrètement la délivrance de locaux conformes à la destination du bail, en vue de se délier temporairement de ses obligations financières15.

 

A ce stade, l'incertitude entourrant cette question reste pleine et entière. Les preneurs ne manqueront pas de soulever d’autres moyens issus de dispositions spéciales du droit des baux en vue de contrer les effets de la crise sanitaire.



1- TJ PARIS, 18° ch., 10 juillet 2020, n°20/04516

2- CA Paris, 25 mars 2021, n° 20/13593

3- Article 1219 du Code civil : "Une partie peut refuser d'exécuter son obligation, alors même que celle-ci est exigible, si l'autre n'exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave."

4- TJ Paris, ord. ref. 21 janvier 2021, n° RG 20/55751, SCI High Street Retail 5 c/ SASU Du Pareil Au Même

5- TJ PARIS, 18° ch., 10 juillet 2020, prec.

6- CA Riom, 2 mars 2021, n° RG 20/01418, statuant sur une ordonnance de référé ; pour l’argument tiré de la possibilité de rénover son commerce v. également : CA Lyon, 31 mars 2021, n° RG 20/05237 : "En l'espèce, il convient de rappeler, de nouveau, que le preneur est bien en possession des locaux loués, qu'il les a occupés et les occupe, y compris pendant la période de confinement puisque durant cette période il a effectué des rénovations. Il apparaît donc que le bailleur a bien exécuté son obligation de délivrance."

7- J.-D. Barbier, Loyers commerciaux en temps de pandémie : double peine et triple erreur, Dalloz actualité, 9 mars 2021

8-  Civ. 3e, 18 janv. 2018, n° 16-26.011

9-  Civ. 3e, 2 déc. 2014, n° 13-23.019

10- Décr. n° 2020-293 du 23 mars 2020 ; Décr. n° 2020-423 du 14 avr. 2020 ; Décr. n° 2020-548 du 11 mai 2020 ; Décr. n° 2020-1310 du 29 oct. 2020 ; Décr. n° 2021-99 du 30 janv. 2021.

11- J.-D. Barbier, Loyers commerciaux et covid : l'attente de la consécration du droit, Dalloz actualité, 14 avril 2021

12- CA Grenoble, 5 nov. 2020, n° 16/04533, indiquant que le bailleur n’a pas violé son obligation de délivrance en raison des fermetures administratives

13- TC Lyon, 17 novembre 2020, n° RG 2020J00420 

14 - TJ Paris, ord. ref., 26 octobre 2020, n° RG 20/55901 

15-  J. Monéger, Pandémie et bail commercial : l'article 1719 du code civil peut-il ouvrir la décharge du loyer dû ?, Dalloz actualité, 9 mars 2021, ; J.-P. Blatter,, Pandémie de covid-19 : absence d'obligation du bailleur de garantir la chalandise et la stabilité du cadre normatif, AJDI 2021, p.210 ; J. Delvallée, A. Reygrobellet, Les baux commerciaux, malades de la Covid-19 ?, JCP Ed. Aff. et E., Etude n° 1151 ; contra : J.-D. Barbier, Loyers commerciaux en temps de pandémie : double peine et triple erreur, prec. ; S. Brena, Covid‐19 et baux commerciaux : synthèse critique de jurisprudence des juges du fait, Rev.  Loyers, nº 1016, 1er avril 2021

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