Par Julien Truc-Hermel, web-consultant en droit des particuliers pour Jurispilote.
Retrouvez cet article et la première partie des Techniques de protection du patrimoine de l'entrepreneur individuel (1/4) sur notre site www.jurispilote.fr
II) La théorie du patrimoine d’affectation
La théorie du patrimoine d’affectation permet à l’entrepreneur individuel d’apporter une partie de son patrimoine personnel à une tierce personne, qui assumera seule les risques liées à son activité professionnelle. Cette technique de protection du patrimoine personnel a recours à une figure juridique bien connue du droit français, à mi-chemin entre lecontrat et l’institution : la société. Il convient donc comprendre la notion de société (A), avant d’envisager les réponses qu’elle apporte aux problématiques de l’entrepreneur individuel (B).
A) La notion de société
La société sera abordée à travers sa définition (1) et son processus de création (2).
1) Définition de la société
Selon le Code civil, « la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter.
Elle peut être instituée, dans les cas prévus par la loi, par l’acte de volonté d’une seule personne.
Les associés s’engagent à contribuer aux pertes. » [1]
Cette définition permet de comprendre ce qui caractérise une société. Trois commentaires peuvent notamment être apportés.
Tout d’abord le Code mentionne l’association de plusieurs personnes au sein d’une entreprise commune, à laquelle chacun apporte des biens ou ses compétences, dans le but de partager le profit ou les pertes générées par cette entreprise. Or, l’idée que plusieurs personnes s’associent pour courir ensemble le risque d’entreprise constitue l’essence même de la société. On appelle cela l’ « affectio societatis ». C’est le critère de qualification retenu par les juges pour vérifier, en cas de doute, que l’on est bien en présence d’une société. Cela distingue à titre d’exemple la société de l’association, cette dernière n’ayant pas vocation à distribuer de bénéfices à ses membres.
Il convient de noter que le Code prévoit expressément une dérogation à la pluralité d’associés, en faveur de l’entrepreneur individuel ; afin que ce dernier puisse choisir de courir le risque d’entreprise sous la forme sociétaire. Mais nous verrons que cette dérogation est encadrée par la loi et que toute société ne peut pas prendre la forme unipersonnelle.
Ensuite, on apprend de cette définition que la société relève à la fois du contrat et de l’institution. En effet, la société est avant tout le fruit d’un accord de volontés entre ses fondateurs, qui entendent fixer selon leurs souhaits, par la rédaction de statuts, les règles de fonctionnement applicables à la société. Néanmoins, certaines règles décidées par le législateur s’imposent aux associés et encadrent la vie de la société sans consultation préalables de ses fondateurs. En cela, la société relève également de l’institution.
Enfin, un caractère essentiel de la société n’apparait qu’en filigrane dans la définition donnée par le Code civil : il s’agit de la personnalité morale de la société. En effet, une fois crée, la société devient une personne juridique autonome, distincte de la personnalité de ses fondateurs, et échappe d’une certaine façon à ses créateurs. C’est évidemment l’intérêt ce cette technique, mais cela implique aussi des contraintes. Elle poursuit un intérêt qui lui est propre : l’intérêt social. Les associés devront donc veiller au cours de la vie de la société à ne pas prendre de décision contraire à l’intérêt social, même dans les cas où ladite décision serait favorable à un ou plusieurs associés. Cet dans cette logique que le législateur a créé le délit de banqueroute, qui punit le fait pour un associé de continuer à retirer d’importants bénéfices de sa société, alors qu’il a conscience dans le même temps que de tels agissement mènent la société à sa perte.
2) Création de la société
Le processus de création d’une société se fait en deux grandes étapes.
Tout d’abord, la phase dite de constitution de la société est celle de la rédaction des statuts. Il s’agit en fait d’un contrat multipartite mentionnant le nom de la société, le nom et l’identité de tous les associés, le montant de la participation de chaque associé dans le capital social, ainsi que le montant de leurs apports respectifs. Surtout, les statuts ont vocation à contenir toutes les règles qui vont régir le fonctionnement de la vie sociale, ses organes de décisions, ses rapports avec les tiers, les rapports entre associés. La liste n’est pas exhaustive, mais il importe de retenir que les statuts sont en quelque sorte le livret de naissance de la société. Par ailleurs, il n’est pas rare que les rapports patrimoniaux entre associés soient régis par un document spécifique annexé aux statuts, c’est-à-dire un pacte d’associés, ou d’actionnaires selon les cas.
Passons outre la phase de réalisation des apports qui dépasse le cadre de la présente étude pour en arriver à la seconde étape majeure de la création d’une société, soit son immatriculation.
En effet, les statuts de la société sont enregistrés au greffe d’un Tribunal de Commerce, et la société est immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés. Elle reçoit alors un numéro d’identification SIREN ou SIRET qui lui est propre. Dès son immatriculation, la société acquiert la personnalité morale et commence à exister en tant que sujet de droit. Toute personne peut consulter la « carte d’identité » d’une société, c’est-à-dire son extrait K-bis (ou L-bis pour les succursales) pour connaître ses principales caractéristiques, comme son nom, son capital social, sa forme sociale, l’objet de son activité ou encore l’adresse de son siège social [2].
Cette approche générale de la notion de société doit être désormais complétée par l’étude spécifique des sociétés adaptées à l’entrepreneur individuel.
B) La société au service de l’entrepreneur individuel.
Il convient dans un premier temps de recenser brièvement les différentes formes de sociétés existantes (1), avant d’envisager celles qui sont éligibles à la forme unipersonnelle (2).
1) La classification des sociétés
a) Société civiles et sociétés commerciales
On peut d’abord différencier les sociétés civiles des sociétés commerciales.
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Les sociétés civiles n’ont pas vocation à réaliser des actes de commerces et prennent des formes très diverses. On retrouve par exemple dans cette catégorie, la société civile immobilière (SCI) ou la société civile professionnelle (SCP).
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Les sociétés commerciales sont, à l’inverse, destinées à commercer. On s’attachera en particulier aux sociétés commerciales par la forme, qui ont la forme commerciale indépendamment de l’objet de leur activité.
On recense ainsi six sociétés commerciales par la forme, que l’on divise souvent elles-mêmes en deux catégories.
b) Sociétés de personnes et sociétés de capitaux
D’une part, les sociétés dites « de personnes », sont des sociétés transparentes, car leurs associés sont solidairement et indéfiniment responsables sur leurs biens propres des dettes sociales. Ce sont généralement des sociétés familiales. Il en existe deux formes : la société en nom collectif (SNC) et la société en commandite simple (SCS).
D’autre part, dans les sociétés dites « de capitaux », les associés ne sont responsables des dettes sociales qu’à concurrence de leurs apports respectifs. Au sein même de ces sociétés de capitaux, on trouve des sociétés de capitaux strico sensu et d’autres plus spécifiques, appelées « sociétés par actions ».
c) SARL et sociétés par actions
La société à responsabilité limitée (SARL) est le modèle de la société de capitaux entendue au sens stricte, dans laquelle les associés sont titulaires de parts sociales. Le capital est ainsi divisé en plusieurs parts sociales.
En revanche, dans les sociétés par actions, le capital social n’est pas divisé en parts sociales mais en actions émises par la société. Les associés détiennent donc des actions, titres librement négociables, et sont appelés actionnaires.
Tout actionnaire est donc un associé, mais un associé ne reçoit l’appellation d’actionnaire que s’il détient des actions au sein d’une société par actions. Il existe trois sociétés par actions reconnues par le droit français : la société anonyme (SA), la société en commandite par actions (SCA) et la société par actions simplifiée (SAS).
Parmi toutes ces formes sociales, seules la SARL et la SAS peuvent revêtir la forme unipersonnelle. On les appelle alors respectivement EURL et SASU. Ce sont ces formes sociales qu’il faut à présent étudier.
2) L’EURL et la SASU
a) L’EURL
L’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) a été instituée par la loi du 11 juillet 1985 [3] et est régie, au même titre que la SARL, par les articles L. 223-1 à L. 223-43 du Code de commerce [4]. L’EURL emprunte ainsi les règles applicables à la SARL, sous réserve de sa particularité de ne comporter qu’un unique associé.
La principale caractéristique de cette forme sociale appliquée à l’entrepreneur individuel est la part prépondérante de l’ordre public dans les règles qui régissent son fonctionnement. L’associé unique n’a que peu de marge de manœuvre juridique lors de la rédaction des statuts. Mais cet encadrement légal constitue aussi un gage de sécurité.
Cette forme sociale convient ainsi plutôt aux entreprises de taille modeste ou moyenne.
b) La SASU
Créée par la loi du 12 juillet 1999 [5], la société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU), est régie quant à elle par les articles L. 227-1 à L. 227-12 du Code de commerce [6].
Si la SAS (composée de plusieurs associés) se distingue nettement de la SARL par l’autonomie qu’elle laisse aux associés dans la rédaction des règles statutaires, la SASU se rapproche en revanche sensiblement de l’EURL au regard du peu de liberté dont dispose l’associé unique lors de la constitution de la société. En effet, les statuts sont alors relativement simplifiés et ne laissent pas une grande place à la créativité juridique.
C’est donc plutôt la taille de l’entreprise visée qui constitue le critère de choix d’une SASU. En effet, cette forme sociale convient mieux que l’EURL aux entreprises à fort potentiel de développement. Mais elle a aussi des coûts de fonctionnement plus importants que sa consœur.
c) Analyse graphique
En conclusion de ce volet n°2 consacré à la théorie du patrimoine d’affectation, il a semblé opportun de faire parler les chiffres, en commentant le graphique ci-dessous, qui présente la proportion de SARL, des EURL, et des SAS dans l’ensemble des sociétés commerciales françaises (hors secteur agricole), sur la période 2004-2010 [7].
Graphique - La part croissante des SARL unipersonnelles et des SAS parmi les sociétés
Tout d’abord, il est permis de constater que les SARL et SAS sont les formes sociales prépondérantes du paysage commercial sociétaire français. En effet, la part des autres formes de sociétés commerciales (SA, SCA, SNC, SCS etc.) ne s’élève qu’à 5% du nombre total de sociétés, sur la période considérée.
Ensuite, le graphique montre avec éloquence que la SARL (unipersonnelle et pluripersonnelle confondues) reste l’archétype de la société commerciale française, et représentait en 2010 81% de ces sociétés, loin devant la SAS. Cela peut se comprendre, car la SARL est adaptée aux entreprises de taille moyenne. Or, plus de 95% des sociétés françaises sont des PME.
Quant aux sociétés unipersonnelles, l’analyse se révèle plus difficile, car les chiffres donnés pour les SAS ne distinguent pas suivant que la SAS est unipersonnelle ou non. Néanmoins, on peut relever qu’en 2010, le nombre d’EURL était bien plus important que celui des SAS et donc des SASU, puisque la part des EURL s’élevait à 24% contre 14% pour les SAS. Ce résultat s’inscrit dans la continuité de l’évolution constatée sur l’ensemble de la période considérée (2004-2010). En effet, de 2004 à 2010, la part des EURL a toujours augmenté tandis que celle des SAS a stagné à 4%, sauf à partir de 2009. A compter de cette date, la part des SAS a sensiblement augmenté.
Il est justement intéressant de comprendre pourquoi l’année 2009 a marqué une certaine rupture dans la croissance hégémonique de l’EURL. Cette date correspond en réalité à l’entrée en vigueur de la réforme qui a supprimé l’exigence d’un capital social minimum pour créer une SAS (la fameuse SAS à 1€), ce qui a entrainé une explosion des créations de SASU et de SAS [8]. C’est pourquoi seuls 7 points de pourcentage séparent l’EURL de la SAS en 2009 (17% SARL contre 10% SAS). On peut ainsi émettre l’hypothèse que la croissance des SASU a contribué à doper la progression des SAS en général.
Si l’année 2010 a marqué le retour de la croissance dynamique de l’EURL, au détriment de la SAS, il est néanmoins permis de penser que l’augmentation flagrante du nombre de SAS depuis 2009 (proportion de 14% en 2010) est en partie due à la création de SASU.
En conclusion, l’EURL demeure la forme sociale privilégiée de l’entrepreneur individuel désireux de créer une société, mais l’augmentation constante du nombre de SASU permet d’envisager une équivalence du nombre de ces deux formes sociales dans le futur [9].
Nota Bene:
[1] Art. 1832 du Code civil : http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=20120203
[2] Voir les sites infogreffe (http://www.infogreffe.fr/infogreffe/index.jsp) et de sociétés.com (http://www.societe.com/)
[3] Loi n°85-697 du 11 juillet 1985 relative à l’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) et à l’exploitation agricole à responsabilité limitée (EARL) http://www.legifrance.gouv.fr/rechTexte.do?reprise=true&page=1
[4] Art. L. 223-1 à L. 223-43 du Code de commerce : http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?cidTexte=LEGITEXT000005634379&dateTexte=20120203
[5] Loi n°99-587 du 12 juillet 1999 sur l’innovation et la recherche (http://www.legifrance.gouv.fr/rechTexte.do)
[6] Art. L. 227-1 à L. 227-12 du Code de commerce : http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?cidTexte=LEGITEXT000005634379&dateTexte=20120203
[7] Source : Site internet de l’INSEE : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1334#inter4
[8] Loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, entrée en vigueur le 1er janvier 2009 (http://www.legifrance.gouv.fr/rechTexte.do?reprise=true&page=1)
[9] Pour une étude statistique récente plus détaillée, concernant les auto-entrepreneurs et les sociétés unipersonnelles : http://blog.planete-auto-entrepreneur.com/wp-content/uploads/2011/01/Insee_premiere_declaration_auto_entrepreneur.pdf