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Cession d’établissement : limites du critère d’autonomie rappelées par le Conseil d’État

Publié le 20/06/2025 Vu 513 fois 0
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CE 7-5-2025 : vente de locaux nus avec bail commercial n'est pas une cession d’établissement ; impacts fiscaux et conseils pratiques.

CE 7-5-2025 : vente de locaux nus avec bail commercial n'est pas une cession d’établissement ; impacts fisc

Cession d’établissement : limites du critère d’autonomie rappelées par le Conseil d’État

Cadre normatif du dispositif anti-dévalorisation

L’article 1518 B CGI et son esprit protecteur

Depuis 1980, l’article 1518 B du code général des impôts encadre la valeur locative des immobilisations corporelles lorsqu’elles changent de mains à la faveur d’une cession d’établissement, fusion, scission ou apport. L’objectif est double :

  • Éviter un dumping fiscal local en empêchant l’acquéreur de minorer la base foncière ;

  • Assurer la neutralité concurrentielle entre opérateurs demeurant dans une même zone géographique.

Le texte fixe ainsi un socle minimal – deux tiers ou quatre cinquièmes selon la date de l’opération – au-dessous duquel la valeur locative ne peut descendre.

Définition fiscale de l’établissement

Aux termes de l’article 310 HA de l’annexe II du CGI, constitue un établissement toute installation susceptible d’être exploitée de façon autonome. Deux conditions doctrinales se dégagent :

  1. Unité de lieu : un site précis où l’activité se déploie ;

  2. Unité de moyens : réunion des éléments immobiliers et mobiliers indispensables à la poursuite de l’exploitation.

Par symétrie, la cession d’établissement implique le transfert conjoint de ces moyens à un même cessionnaire, lequel doit pouvoir poursuivre l’activité sans apport externe immédiat.

Le contentieux Saint-Jacques : rappel des faits et solution retenue

Faits matériels

Le 22 décembre 2017, la société Saint-Jacques acquiert, auprès de la société Financière Batteur, un ensemble immobilier industriel sis à Hérouville-Saint-Clair. L’acte emporte :

  • la vente de plusieurs bâtiments (bureaux, laboratoires, ateliers, stockage) ;

  • le transfert du bail commercial souscrit par un tiers preneur occupant ;

  • aucun transfert d’outillages, de lignes de production, ni même de mobilier de bureau, le bail stipulant que les locaux seraient « garnis par le preneur ».

Procédure et position du tribunal administratif

L’administration fiscale, considérant l’opération comme une cession d’établissement, applique le plafond de l’article 1518 B pour calculer la taxe foncière due de 2018 à 2021. Saint-Jacques demande la réduction de cette base devant le tribunal administratif de Caen, lequel rejette la requête.

Appréciation du Conseil d’État (CE, 7 mai 2025, n° 488170)

Saisi en cassation, le Conseil d’État annule le jugement :

  • Absence de transfert des immobilisations mobilières : or, elles sont nécessaires à la fabrication des produits concernés ;

  • Vente de locaux nus insuffisante : la poursuite de la même activité par le locataire ne compense pas le défaut de moyens mobiliers ;

  • Erreur de droit du TA : il a négligé l’exigence d’autonomie posée par l’article 1518 B puisque seul l’immeuble a changé de main.

La Haute juridiction confirme ainsi qu’il n’existe pas de cession d’établissement sans cession concomitante de la totalité des éléments d’exploitation.

Portée technique pour les opérations immobilières complexes

Retombées fiscales immédiates

  • Valeur locative libre : le plafond anti-dévalorisation est inapplicable ; la base d’imposition peut donc être révisée à la baisse selon la méthode par comparaison.

  • Taxe foncière et CFE : l’acquéreur n’est pas contraint par la valeur antérieure, ce qui peut réduire sensiblement la charge fiscale du site.

Incidence sur les stratégies de structuration d’actifs

Risque Bonne pratique
Requalification par l’administration Annexer à la promesse une liste exhaustive des immobilisations transférées ou exclues
Qualification civile de fonds de commerce Séparer clairement murs et éléments incorporels, prévoir un bail à loyer de marché
Litige locatif Prévoir une clause d’information réciproque entre bailleur et locataire sur la portée de la vente
 

Focus due-diligence

  • Inventaire physique : machines, réseaux, mobilier, licences logicielles exploitatoires ;

  • Contrats d’entretien : savoir s’ils restent au nom du locataire ou du vendeur ;

  • Flux de fabrication : vérifier si le preneur apporte son propre outillage.

Cette granularité documentaire sera décisive pour démontrer qu’aucune unité économique autonome n’a été transmise.

Alignement avec la jurisprudence antérieure

  • CE, 21 déc. 2022, n° 458650 : la cession d’un entrepôt sans matériel de manutention n’était pas une cession d’établissement.

  • CE, 18 juin 2014, n° 365060 : à l’inverse, la vente d’un hôtel accompagné de son fonds, de son mobilier et de l’ensemble du personnel constituait une transmission d’établissement.

La décision de 2025 verrouille ainsi la cohérence de la ligne jurisprudentielle : l’approche est binaire : tout ou rien.

Perspectives et recommandations

Points de vigilance futurs

  • Évolutions législatives : la mission parlementaire sur la révision des valeurs locatives industrielles (rapport attendu fin 2025) pourrait redéfinir la notion d’établissement fiscal.

  • Digitalisation des outils : la cession d’un data-center sans serveurs pourrait soulever des questions analogues ; la jurisprudence 2025 servira de boussole.

Bonnes pratiques de sécurisation

  1. Clauses explicites sur l’absence de transfert d’équipements ;

  2. Dossier photographique joint à l’acte, prouvant la vacuité des locaux ;

  3. Ruling préalable possible auprès de la DGFIP pour les opérations complexes.

 

 

En réaffirmant qu’aucune cession d’établissement ne saurait être retenue lorsqu’un immeuble est vendu nu, même accompagné d’un bail commercial et de la poursuite de la même activité, le Conseil d’État offre un critère clair : l’autonomie d’exploitation est indissociable du transfert simultané des moyens mobiliers. Les acteurs du M&A immobilier devront intégrer cette exigence, tant pour calibrer leur stratégie fiscale que pour sécuriser leurs actes d’acquisition. Une documentation rigoureuse et une rédaction contractuelle précise demeurent, plus que jamais, les garants d’une opération sans risque de requalification.

 

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