La clarification jurisprudentielle attendue
La Cour de cassation, par deux arrêts rendus le 19 juin 2025 (pourvois n° 23‑19.292 et 23‑17.604), tranche une question épineuse : le droit de préférence conféré au locataire commercial par l’article L 145‑46‑1 du Code de commerce s’efface lorsque le bailleur cède l’intégralité de l’immeuble, même si celui‑ci ne comporte qu’un unique local commercial. La haute juridiction, rompant avec les hésitations doctrinales liées au pluriel « des locaux commerciaux », choisit une lecture finaliste : la cession globale vise la transmission d’un tout immobilier ; la protection du locataire ne doit pas fragmenter cette unité.
Le texte et son économie
L’alinéa 1 de l’article L 145‑46‑1 pose le principe : « lorsque le propriétaire d’un local à usage commercial envisage de vendre celui‑ci, il en informe le locataire ». Le dernier alinéa énonce l’exception : « les dispositions ne sont pas applicables à la cession globale d’un immeuble comprenant des locaux commerciaux ». En 2014, le législateur a voulu protéger l’exploitant lorsque la vente vise son seul outil de travail, tout en préservant la fluidité des transactions portant sur des ensembles immobiliers. Interpréter le pluriel de manière littérale aurait fait dépendre le régime du nombre de baux en cours ; la Cour préfère l’esprit à la lettre.
Les faits révélateurs
Dans l’affaire Assistance et gestion intégrale, le bail portait sur 99 m² de bureaux, partie d’un lot plus vaste. La propriétaire vend l’ensemble de ses lots – bureaux, cave et boxes – à une SCI. Le locataire assigne pour nullité de la vente faute d’avoir reçu l’offre de vente. Les juges du fond, puis la Cour de cassation, l’écartent : le droit de préférence n’existe pas lorsque le local loué « ne constitue qu’une partie de l’immeuble vendu ». L’arrêt Mazeirolas, le même jour, confirme la solution dans un contexte similaire. Désormais, la jurisprudence fournit un critère simple : le périmètre de la vente prime le nombre de locaux exploités.
Incidences pratiques pour le bailleur
Le propriétaire reçoit une sécurité nouvelle :
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Absence de purge obligatoire : plus de lettre recommandée, plus de délai de deux mois, plus de risque de nullité.
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Valorisation de portefeuille : la vente en bloc d’un immeuble faiblement commercialisé devient plus attractive pour les investisseurs.
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Négociation facilitée : l’exclusion négocie la rapidité ; l’incertitude, source de dépréciation, disparaît.
Pour consolider cette position, le bailleur veillera à :
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Définir précisément le périmètre dans la promesse ;
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Écarter toute clause conventionnelle de préférence qui neutraliserait l’exception légale ;
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Maintenir une information loyale du preneur afin d’éviter les contentieux parasites (article L 145‑8 sur le transfert de bail).
Stratégies du locataire face à la nouvelle donne
Le preneur n’est pas dépourvu de tout moyen ; il peut :
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Insérer un pacte de préférence contractuel dès la conclusion du bail ; la liberté contractuelle demeure.
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Négocier un droit de sortie anticipée (clause résolutoire) si le repreneur modifie la destination.
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Valoriser son fonds : un bail sécurisé reste transmissible, même sans préemption, ce qui renforce la valeur de cession du commerce.
À défaut de telles stipulations, le locataire conserve :
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Son droit au renouvellement (art. L 145‑8), opposable au nouvel acquéreur ;
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Son action en révision du loyer (art. L 145‑38) lorsque les indices évoluent ;
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Son droit d’information sur l’identité du bailleur (décret 30 sept. 1953, art. 3).
Rôle accru du notaire et de l’avocat
Pour le notaire :
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Vérifier que la cession porte sur tous les lots détenus par le vendeur ; la vente partielle réactive le droit de préférence.
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Mentionner expressément l’exception légale dans l’acte pour rassurer l’assureur‑titre.
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Supprimer la clause de purge, inutile et génératrice de confusion.
Pour l’avocat :
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Auditer le dossier de façon rigoureuse : détention, nature des lots, statut d’occupation.
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Rédiger une garantie d’éviction intellectuelle protégeant l’acquéreur contre une action tardive du preneur.
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Anticiper la dimension fiscale : la qualification de cession globale peut emporter des conséquences en droits d’enregistrement.
Impact économique et sécuritaire
La solution rendue par la Cour offre un double avantage macro‑économique :
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Liquidité du marché : les portefeuilles mixtes (bureaux, stationnement, cave) trouvaient difficilement acquéreur en raison du risque de préemption. La levée du doute favorise les restructurations.
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Clarté disciplinaire : les notaires adoptaient des pratiques divergentes ; l’unité jurisprudentielle abaisse les coûts de transaction et la durée des audits.
Pour le locataire, la perte du droit d’acquérir peut sembler sévère, mais le maintien d’un bail commercial transmissible et renouvelable constitue un actif juridique suffisant à protéger l’exploitation.
Conseils opérationnels
Locataire :
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Ajoutez un article « préférence conventionnelle » lors du renouvellement.
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Anticipez la valorisation de votre fonds ; un preneur ne peut s’opposer à la vente, mais peut négocier une indemnité d’éviction si l’activité devient incompatible.
Bailleur :
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Si la vente porte sur un seul lot, purgez ; si elle porte sur tous les lots que vous possédez, l’exception joue.
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Préparez un dossier technique (diagnostics, baux, charges) afin d’absorber la cession sans heurts.
Investisseur :
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Calculez la prime “tranquillité” : un immeuble mono‑locataire dépourvu de préemption se valorise de 3 à 5 % de plus qu’un actif comparable soumis au droit de préférence.
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Assurez‑vous néanmoins que le bail commercial subsiste au moins trois ans ; la vacance post‑acquisition peut rogner la rentabilité.
La Cour de cassation, en homogénéisant la lecture de l’article L 145‑46‑1, rend un service précieux à la pratique. La cession globale – même “mono‑local” – s’extrait désormais clairement du droit de préemption. Reste aux praticiens à intégrer cette grille de lecture dans leurs actes et à redoubler de vigilance sur la qualification du périmètre vendu. En définitive, la protection du locataire n’est pas sacrifiée : elle se déplace du terrain de l’achat forcé vers celui, plus souple, de la négociation contractuelle.