Un récent arrêt de la cour d’appel de Paris a soulevé une émotion que le qualificatif « vive » est impuissant à rendre exactement (1).
Rappelons synthétiquement les faits :
Dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, un certain Kobili Traore s’introduit chez sa voisine, Sarah Halimi, l’agresse, la frappe brutalement pendant de longues minutes puis la précipite de son balcon au cri d’Allah Akbar.
Il est mis en examen pour meurtre, sans que le caractère antisémite de son acte soit retenu dans un premier temps.
Quelques mois plus tard, sur réquisitions du parquet et au vu des conclusions de la première expertise psychiatrique, cette circonstance aggravante est retenue à son encontre.
Des expertises psychiatriques sont diligentées, avec les missions habituelles, notamment sur l’existence de troubles de nature à avoir aboli ou altéré son discernement ou le contrôle de ses actes.
Le premier expert conclut à une seule altération.
Un collège de trois experts est ensuite désigné qui conclut à une abolition, ce qu’un second collège confirmera, et c’est sur leurs appréciations que se fonde la cour, suivant en cela les réquisitions du parquet.
Cette décision est un choc, pour le public et pour les professionnels de la justice même les plus aguerris.
Il en découle en effet, sous réserve du pourvoi en cassation des parties civiles, que Kobili Traore ne sera pas jugé.
Il est donc avéré qu’une personne en a précipité une autre du 3ème étage et qu’elle ne sera pas poursuivie pénalement.
En soi, ce n’est pas rien.
Il faut évidemment résister à la tentation de prêter aux instances pénales des vertus ou des effets qu’elles n’ont pas, mais les professionnels savent que, pour les victimes, le jugement du crime et son châtiment revêtent une grande importance.
Oublions l’expression si galvaudée « faire son deuil », en revanche il est acquis qu’un jugement est pour les victimes l’occasion de passer à autre chose, de tourner une page.
A contrario, il n'est pas contestable que l’absence de jugement (je ne parle pas de l’absence de condamnation qui est une autre question) soit cause d’une frustration et d’un surcroît de souffrances.
Certains mettent fin à leurs jours, en garde à vue ou en prison, pour échapper aux poursuites (2).
D’autres fuient à l’étranger ou s’évaporent dans la nature avant de se faire arrêter à Glasgow (ah non pardon, c'était pas lui).
Une petite fille disparaît sur le chemin de l’école sans que ses malheureux parents sachent ce qui lui est arrivé et puissent seulement lui donner une sépulture ; le corps d’un petit garçon est retrouvé dans une rivière et 35 ans plus tard son assassin n'est toujours pas identifié ;autant de situations insupportables en soi, et que l'absence de jugement rend plus insupportables encore si cela est possible.
Enfin, certains sont déclarés irresponsables et leur personne, physiquement à disposition de la justice, échappe à la poursuite et à la sanction.
Par ailleurs, l’affaire qui nous occupe n'intervient pas hors sol, mais dans un contexte dont il est impossible de faire abstraction.
Depuis plusieurs années, des personnes sont tuées parce qu’elles sont juives : un enseignant et trois enfants de l’école Ozar Hatorah de Toulouse en 2012, quatre clients de l’Hypercacher de Vincennes en 2015, Sarah Halimi en 2017 et Mireille Knoll en 2018 (3).
On ne peut pas ignorer ces circonstances si particulières et même préoccupantes, mais le pénaliste se plaît à répéter qu’à une situation exceptionnelle, doit répondre une justice ordinaire.
Plus facile à dire qu’à faire, pourtant même dans la tourmente, le droit, notre boussole, doit demeurer une constante, un point de référence aussi intangible que possible.
Au mois d'avril dernier, 32 personnalités, dont la plupart sont pour moi des références intellectuelles et morales, signaient une pétition en faveur du renvoi de Kobili Traore devant une cour d'assises (4).
En réaction à l'arrêt de la cour d'appel, beaucoup de personnes se sont exprimées, sous le coup de l'émotion, pour ou contre cette décision.
Certaines sont autorisées, d'autres sont des autorités mais sans compétence en la matière, d'autres encore se prononcent de façon purement démagogique, d'autres enfin sont autorisées (des juristes) et néanmoins démagogiques, allant jusqu'à évoquer les Sections Spéciales, à mettre en parallèle l'irresponsabilité de Traore et celle des juges, sans préjudice pour un député qui n'a pas hésité à suggérer qu'on rétablisse la peine de mort.
Trop de réactions en tous cas pour que, contrairement aux habitudes de ce blog, je renvoie aux tweets, posts, articles, tribunes ou interviews : l'internet et les réseaux les mettent à la portée de tous.
En ce qui me concerne, je rédige ce petit article après une assez longue réflexion, les mains tremblantes, et en ayant trempé ma plume virtuelle dans l'encre de la circonspection.
Premièrement, j’ai déjà eu l’occasion d’écrire que l’honneur des juges étaient de trancher dans le respect de la règle de droit, quoi qu’il en coûte ou presque et, en théorie, quelles qu'en soient les conséquences.
En l’espèce, le texte appliqué par la chambre de l’instruction est l’article 122-1 du code pénal, qui dispose que « N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »
Comme je le répète souvent, chaque mot compte :
* Pas de responsabilité pénale = la personne ne répond pas de ses actes, elle n’est même pas jugée ;
* Au moment des faits = il faut considérer l’état psychique de l'auteur à un instant « t » et peu importe si, depuis les faits, il est redevenu parfaitement sain d'esprit (je grossis un peu le trait) ;
* Trouble psychique ou neuropsychique = le terme parle de lui-même, étant précisé que, en pratique, ce trouble doit être qualifié par des professionnels ;
* Ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes = on identifie clairement un lien de causalité entre le trouble et l’acte commis, ce dont il découle que l’individu n’avait pas son libre arbitre.
Or, on ne répond que des actes commis intentionnellement, c'est à dire, a contrario, si on a la faculté de ne les pas commettre.
Ce principe, autrement énoncé (5), existait déjà dans le code Napoléon et même avant en droit romain, autant dire qu’il ne se discute pas : dans une société civilisée on ne juge pas les fous, on les condamne encore moins, leur place n'est pas en prison.
Deuxièmement, la particularité de notre affaire réside dans le fait que le trouble retenu est en lien avec la consommation régulière de cannabis, qui est la cause première de l’abolition de son discernement.
Je dis bien la cause première, mais pas la cause directe et c'est bien là que gît le problème.
En effet, d'après ce qu'on sait de l'affaire, toujours couverte par le secret de l'instruction, Kobili Traore était l'objet d'une « bouffée délirante d'origine exotoxique », en l'espèce la consommation de cannabis.
Il me paraît important de préciser que, si leurs conclusions diffèrent (pour un sur les sept), les psychiatres sont en revanche unanimes sur ce diagnostic.
Toujours d'après eux, cette bouffée délirante ne se confond pas avec l'ivresse cannabique (6): il a commis les faits sous l'empire de la première mais non en raison de la seconde.
De juridique et médical, le débat se fait presque philosophique : est-on comptable des fautes qu’on peut commettre sans discernement, quand on est personnellement et directement responsable de ce qui nous a fait perdre ce discernement ?
La jurisprudence a toujours considéré que la consommation d’alcool ou de drogue ne constituait pas ce qu’on appelait dans le temps une circonstance atténuante, au contraire.
C'est même devenu, techniquement, une circonstance aggravante : non seulement la personne ne peut s’abriter derrière son état (j’avais bu, j'avais fumé), mais elle encourra par ce seul fait une peine plus lourde.
Paradoxe apparent de l’affaire Sarah Halimi : comment un acte peut-il constituer à la fois une circonstance aggravante et une cause d’exonération de la responsabilité pénale ?
On voit bien l’inconvénient majeur d’un tel raisonnement, qui a inspiré le titre de ce petit article : je me mets la tête à l’envers et ensuite je ne suis pas responsable de mes actes.
De quoi certains avocats, confirmant ainsi que l’humour est la politesse du désespoir, ont tiré les conseils suivants : avant d’aller tuer quelqu’un, buvez ou fumez à vous en rendre malade, votre discernement sera aboli et vous ne serez jamais jugé.
La cour d’appel a retenu que l’état de Kobili Traore au moment des faits était incompatible avec son renvoi devant une juridiction de jugement, peu important qu’il soit responsable de la consommation qui l’a mis dans cet état.
L'un des arguments des parties civiles consistait à soutenir qu'il incombait à la cour d'assises, qui comporte un jury populaire auquel j'ai déjà eu l'occasion d'exprimer mon attachement (7), de trancher ce débat.
Les juges d'instruction et ceux de la cour d'appel auraient très bien pu décider ainsi, et ils se seraient épargné toutes les critiques, sauf celles de mon courageux confrère qui défend Kobili Traore (autant dire une voix dans le désert).
Ils n'ont pas eu recours à cette facilité digne de Ponce Pilate (8) et au contraire, ils ont affronté une problématique que je ne souhaite à personne d'avoir à trancher.
Ils ont notamment retenu, d'après ce qu'on en sait, que l'intéressé avait consommé du cannabis sans savoir que cette consommation était de nature à provoquer la crise psychotique qui l'a affecté.
On peut être en désaccord avec cette décision, la critiquer, s'en affliger et même en être furieux, mais il est malhonnête intellectuellement de la caricaturer en lui faisant dire ce qu'elle ne dit pas.
Dût-elle faire jurisprudence, elle ne comporte aucun permis de tuer et aucune exonération de responsabilité pénale en raison de la simple consommation de toxiques quels qu'ils soient.
D'ailleurs l'affaire n'est pas terminée et la cour de cassation aura le dernier mot sur cette question de principe.
Le roi Salomon suppliait l'Eternel de lui accorder « un cœur intelligent ».
J'inverserai la proposition en souhaitant à nos plus hauts juges une intelligence sensible, leur permettant de rendre justice en tenant les deux bouts de la chaîne, à défaut de pouvoir concilier l'inconciliable.
J'ai coutume, pour éviter une chute abrupte, de terminer mes modestes chroniques par une petite pique ou une pirouette mais en la circonstance, franchement, le cœur n’y est pas.
2 - https://www.liberation.fr/evenement/2002/03/29/richard-durn-le-suicide-apres-le-coup-de-folie_398594
3 – Soit dit sans porter atteinte à la présomption d'innocence des deux personnes mises en cause. Simplement, en l'état, la circonstance aggravante a été retenue.
6 - https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivresse#Ivresse_cannabique
7 - https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/chronique-mort-annoncee-jury-cour-27031.htm
8 - https://www.histoire-et-civilisations.com/ponce-pilate-juge-controverse-de-jesus/