Grève des avocats : les Gardes des seaux s'en mêlent

Publié le 29/02/2020 Vu 4 099 fois 2
Légavox

9 rue Léopold Sédar Senghor

14460 Colombelles

02.61.53.08.01

Qu'ils fassent plutôt des pâtés de sable, ça nous fera des vacances

Qu'ils fassent plutôt des pâtés de sable, ça nous fera des vacances

Grève des avocats : les Gardes des seaux s'en mêlent

 

Ce vendredi soir, après une semaine éreintante, un peu égayée par la jubilation d’avoir fait le guignol devant le tribunal de Nanterre le matin, je m’étais promis, juré, craché, nan mais là vraiment, que je ne partirais pas trop tard du cabinet.

 

Cette fois, pas question d’écrire un de ces billets qui me valent l’admiration éperdue de beaucoup de confrères, la jalousie verte des autres, et d'innombrables (j'exagère un peu) demandes d’autographes ou de selfies de la part des membres jeunes et féminins d’un barreau qui en comporte, je dois le dire, de bien séduisantes représentantes.

 

C’est bien joli de divorcer les autres, mais si ma propre femme me voit tellement peu qu’elle me dit « bonsoir Monsieur, c'est pour quoi ? » quand je réintègre enfin mes pénates, je vais finir comme client d’un de mes confrères.

 

Bref, j'étais dans les starting blocks quand patatras, est-ce que Madame Belloubet ne s'est pas avisée de balancer long comme ça de tweets pour nous dire qu’elle nous aime, que cette réforme des retraites est géniale, que ça va bien se passer et qu’elle a pensé à plein de trucs pour nous arranger le coup ?

 

Ça partait plutôt bien puisqu’elle nous redit à quel point elle nous comprend : « J’ai conscience des préoccupations de la profession dont je respecte l’indépendance et je redis ma volonté de dialogue et de travail conjoint ».

 

Je ne demandais qu'à la croire mais malheureusement, aussitôt après ça s’est gâté : « L’@AssembleeNat a voté l’intégration des avocats dans le système universel de retraites et le maintien d’un dispositif de solidarité au sein de la profession afin que les hausses de cotisation puissent être compensées pour les avocats dont les revenus sont inférieurs à 80000€ ».

 

Déjà, petite erreur de syntaxe, puisque notre ministre écrit « pour » au lieu de « par » : en vérité, le dispositif prévu revient à faire supporter l'effet dévastateur de la réforme par la profession.

 

Merci pour le cadeau mais au bout du compte et comme disait ma grand-mère : c’est encore nous qu’on paye !

 

La ministre nous propose également « d’améliorer le dispositif dans la navette parlementaire » (nous on aurait préféré qu’elle prenne carrément une navette spatiale et qu’on la mette sur orbite, ça nous aurait fait des vacances).

 

Mais le pire était à venir et là je dois dire qu'elle m'a cueilli : « J’ai proposé la mise en place d’une commission avec à sa tête une personnalité incontestable afin de répondre clairement sur les demandes des avocats d’ici la fin avril. J’ai proposé de la confier à Dominique Perben, ancien garde des sceaux. ».

 

Mon sang n'a fait qu'un tour, un seul, et j'ai oublié toutes mes bonnes résolutions car je ne pensais pas, de mon vivant si je puis dire, lire dans la même phrase les mots « personnalité incontestable » et « Dominique Perben ».

 

Le petit milieu de la justice se rappelle très bien son passage place Vendôme et les lois auxquels il donna son nom, Perben I et Perben II : je n'irai pas jusqu'à dire qu'elles ont laissé un bon souvenir.

 

De façon générale, et cette appréciation n’engage que moi, la profession semble avoir préféré la loi Guigou, dite présomption d’innocence, aux lois Perben, auxquels des plaisantins avaient décerné le « prix Orwell 2003 du Big Brother Awards France » (1).

 

A titre tout à fait personnel, et ce procès d’intention est incompatible avec les exigences de la présomption d’innocence, je tiens à dire d’emblée que je ne reconnais pas Monsieur Perben comme une personnalité incontestable et que je ne vois aucune raison valable de lui faire confiance pour trouver une solution propre à apaiser nos angoisses.

 

Et le premier qui me dit « oui, mais il est avocat », je lui colle une droite.

 

Je n'en peux plus de ces anciens politiques, énarques et compagnie, qui ayant passé leur vie à téter les généreuses mamelles de la République, dans la haute fonction publique et/ou au travers de mandats acquis sans prendre le moindre risque (il suffit de se mettre en disponibilité et si on est battu on revient), intègrent ensuite la profession d'avocat sans en avoir la culture, les principes, les compétences, les valeurs, et probablement le goût, uniquement pour faire valoir leur entregent et leur carnet d'adresses.

 

Monsieur Perben n'est pas le seul et j'en ai déjà allumé au moins deux qui prétendaient nous faire la leçon sans avoir la moindre idée de nos difficultés (2 et 3) : ces gens-là et leurs congénères n'ont d'avocat que le titre et je leur conteste formellement la légitimité, sinon le droit, à s'exprimer sur la profession.

 

D'ailleurs il suffit d'aller sur le site de son cabinet pour avoir une idée de l'activité de Dominique Perben, qui « met aujourd’hui son expérience gouvernementale de plus haut niveau au service des clients du cabinet pour les accompagner dans la résolution de crises internationales impliquant ou mettant en cause des États étrangers. Il apporte au cabinet ses talents reconnus de négociateur, de médiateur et d’arbitre. »

 

Honnêtement, en lisant ça, je me suis senti tout petit et, pourquoi ne pas l'avouer, puisqu'au même moment j'avais sous les yeux un appel de cotisations URSSAF, un peu envieux.

 

Manifestement cet homme, qui perçoit en plus de sa rémunération d'avocat une retraite d'ancien... eh bien ancien plein de choses (4), ce qui doit représenter des pensions grosses comme ça, ne connaît pas la crise.

 

Si ça se trouve il n'a pas la moindre idée du montant des charges d'un cabinet, sans parler du taux de cotisation de la CNBF, et même il ne doit pas savoir ce que c'est que la CNBF, ou alors pas depuis longtemps.

 

Et sinon au niveau de l'aide juridictionnelle Monsieur Perben, vous en faites beaucoup au cabinet ? Et votre taux horaire il est à combien ? Et les permanences de comparution immédiate, c'était quand la dernière ?

 

C'est cet homme-là, qui ne s'est jamais (si j'en crois Wikipedia, en espérant que sa fiche n'aura pas été trafiquée par notre autre confrère Juan Branco et ses 227 comptes bidons) affronté aux vraies difficultés que rencontrent un professionnel libéral, qui va nous faire avaler cette réforme inique ?

 

Telles que je vois les choses, ça va se terminer comme dans un sketch de Coluche (5) : il nous demandera de lui écrire de quoi on a besoin et il nous expliquera comment nous en passer.

 

Pour en revenir à Madame Belloubet, nous savons très bien que toute phrase commençant par « J’ai proposé la mise en place d’une commission » rime de façon irréfragable avec « piège à cons », et ceux qui l'écoutent avec « pigeons ».

 

Pour enfoncer le clou, et peut-être en réponse à ma déchirante lettre ouverte au président de la République (je dis déchirante parce que comme il ne m’a pas répondu, je pense qu’elle a été déchirée à réception) (6), Madame Belloubet prend enfin en compte une revendication que la profession porte depuis plus de 30 ans : « Le gouvernement est prêt à revaloriser l’aide juridictionnelle de manière significative, dans le cadre des propositions faites par la mission d’information récemment conduite (…) ».

 

Et en effet, ô surprise, il existe un rapport (les rapports sont comme les commissions, destinés à enterrer une question et/ou à être enterrés avec elle) qui a constaté que « Si des améliorations réelles ont été apportées ces dernières années (bullshit !), vos rapporteurs regrettent cependant que la revalorisation de la rétribution des avocats se fasse par « à-coups ». En effet, après une série de revalorisations intervenues entre 1993 et 1999, celles-ci sont intervenues en 2004, 2007 et 2016. ».

 

Après avoir fait ce constat ébouriffant, les rapporteurs ont émis la proposition fracassante suivante : « garantir une revalorisation régulière de la rétribution des avocats prenant en compte l’évolution des contentieux et des frais de fonctionnement des avocats. » (7)

 

En substance, ils considèrent que l’unité de valeur, qui est censée représenter l’équivalent d’une demi-heure de travail, et dont le montant actuel est de 32 € HT (wow !), devrait être revalorisée un peu plus souvent que trois fois en 20 ans : franchement, beau boulot les gars !

 

Premièrement, le terme rétribution étant scandaleusement détourné de son honnête signification, je fais de ce pas un signalement article 40 à l’Académie française pour suite à donner.

 

Deuxièmement, pour information, le taux horaire de mon modeste cabinet est de 260 € HT (je sais, je vaux plus, mais comme le disait Mickey Haller, tous les avocats ont deux tarifs : le tarif A est ce qu’ils voudraient demander, le tarif B est ce que le client peut payer. Autant dire que je facture plus souvent du B que du A... Je suis sûr que c'est le contraire pour Monsieur Perben).

 

Ajoutons à cela le fait que le nombre forfaitaire d’UV pour chaque procédure est en décalage complet avec la réalité du travail demandé et les curieux trouveront tous les chiffres précis ici (8).

 

Quand je lis ce tableau je ne sais plus si j'ai envie de rire ou de pleurer car les montants versés aux avocats sont non seulement misérables, mais même insultants pour notre travail et notre dévouement à l'égard des plus démunis.

 

J'ai dit et répété, sans jamais être contredit, qu'aucune autre profession n'est moins payée quand elle travaille pour les pauvres et que nous supportons, nous libéraux, une véritable mission de service public de l'accès au droit.

 

Envisager la discussion sous l'angle de l'aide juridictionnelle, pourquoi pas, mais je vais vous dire pourquoi ça ne marchera pas, Madame la ministre : depuis qu'elle existe, jamais aucun gouvernement n'a abordé cette problématique de bonne foi et avec honnêteté intellectuelle.

Et ce pour une raison bien simple qui n'est pas propre à la justice : la décision ne dépend pas de la chancellerie, mais bien de Bercy... sur la question de l'AJ comme sur celle des retraites, vous êtes impuissante.

 

Ah quand il s'agit de verser des primes au sein du ministère, là il y a de l'argent (9), mais pour les justiciables pauvres, rien, zéro, la peau, que dalle, ou alors des miettes, ça s'est toujours passé comme ça et ce n'est pas le rapport Moutchou/Gosselin qui y changera quoi que ce soit, il suffit de le lire.

 

Quant à Monsieur Perben, il n'a jamais envisagé la question de l'aide juridictionnelle en tant qu'avocat, mais seulement en tant que Garde des Sceaux, donc dans l'unique logique de serrer les boulons et de faire avec ce que lui donnait le ministère des cordons de la bourse.

 

Décidément le compte n’y est pas, Nicole, et je te le dis tout net, ces pièges à cons propositions ne me mettent pas des paillettes dans les yeux.

 

Pour finir, je ne peux pas passer sous silence les interventions des avocats (l’assemblée nationale en compte un certain nombre) qui se sont exprimés sur ce sujet, dans l'hémicycle ou dans les médias.

 

Naturellement, chacun est libre de ses opinions, y compris en faveur de la réforme.

 

Par ailleurs, je sais très bien qu'un avocat député est d'abord un élu et que, comme tel, il ne rend de comptes qu'aux électeurs de sa circonscription et non au barreau.

 

Ceci posé, quelle tristesse d’entendre certains confrères, ayant perdu tout sens de l'indépendance, énoncer des contre vérités qui reprennent ces fameux éléments de langage qu’on devrait plutôt appeler « la voix de son maître ».

 

Plus étonnant, décevant et surtout triste, leur amnésie totale, ou leur ignorance, de ce que c'est qu'être avocat : ont-ils oublié, ou n'avons-nous jamais rien eu en commun, voilà la question qui me lancine.

 

Est-ce que dernièrement, l’un d’entre eux n’a pas prédit, comme naguère Bruno Lemaire (10) la disparition d’un grand nombre d’avocats voués à être remplacés par des algorithmes qui « feront bien mieux que les avocats » (11).

 

Ce brillant sujet, petites lunettes, tronche de premier de la classe, qui est devenu député à 31 ans (âge auquel, pour tout l’or du monde, je n’aurais pas quitté notre belle profession) n’aura donc exercé que quelques années avant de nous tourner le dos et de nous expliquer ce que va devenir notre exercice.

 

Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que ces confrères oublient nos difficultés, nos contraintes, notre présence essentielle, vitale, dans le paysage judiciaire et démocratique ?

 

A l'heure où j'écris ces lignes, beaucoup de cabinets sont frappés de plein fouet par la grève, puisque les bâtonniers ne désignent plus personne au titre du secteur assisté (aide juridictionnelle, commissions d'office, permanences).

 

Or, ceux qui s'y consacrent sont aussi ceux qui en vivent et dont les ressources se sont dramatiquement taries depuis huit semaines, malgré les aides mises en place par la CNBF et les barreaux.

 

Pour le dire autrement, les avocats provoquent eux-mêmes partiellement, par la grève, le résultat qu'ils dénoncent et qui découlera de la réforme : la disparition des cabinets les plus modestes.

 

S'est-on demandé pourquoi la profession, quasiment unanime, laisse se produire en son sein ces coupes sombres ?

 

C'est pour éviter que la réforme, lorsqu'elle entrera en vigueur et qu'il sera trop tard, entraîne des coupes claires (12) encore plus dramatiques.

 

Que les politiques et les technocrates ne le comprennent pas ou s'en foutent, passe encore.

 

Mais quand ce sont des avocats, des confrères... vraiment je ne m'y fais pas.

 

 

 

 

1 http://bigbrotherawards.eu.org/Big-Brother-Awards-2003

 

2 https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/honneur-robe-28005.htm

 

3 https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/reforme-retraites-nouveau-coup-gueule-27156.htm

 

4 https://fr.wikipedia.org/wiki/Dominique_Perben

 

5 https://www.youtube.com/watch?v=72oCaN_kwhg&list=RD72oCaN_kwhg&start_radio=1&t=16

 

6 https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/lettre-ouverte-monsieur-president-republique-27282.htm

 

7 http://www.assemblee-nationale.fr/15/rap-info/i2183.asp

 

8 https://www.cnb.avocat.fr/sites/default/files/documents/evolution_montant_uv.pdf

 

9 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/les-remunerations-de-lencadrement-superieur-des-ministeres-economiques-et-financiers

 

10 https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/catastrophe-profession-avocat-disparaitre-27832.htm

 

11 https://twitter.com/sachahoulie?lang=fr

 

12 http://www.academie-francaise.fr/coupe-claire-coupe-sombre

Vous avez une question ?

Posez gratuitement toutes vos questions sur notre forum juridique. Nos bénévoles vous répondent directement en ligne.

1 Publié par Mammig 22
29/02/2020 19:11

Comme toujours, absolument remarquable, quoique triste et même dramatique.
On s'empresse d'en rire (grâce à ton humour décapant) pour ne pas avoir à en pleurer ! ! !

2 Publié par Loeiz Lemoine
29/02/2020 19:14

:-)

Publier un commentaire
Votre commentaire :
Inscription express :

Le présent formulaire d’inscription vous permet de vous inscrire sur le site. La base légale de ce traitement est l’exécution d’une relation contractuelle (article 6.1.b du RGPD). Les destinataires des données sont le responsable de traitement, le service client et le service technique en charge de l’administration du service, le sous-traitant Scalingo gérant le serveur web, ainsi que toute personne légalement autorisée. Le formulaire d’inscription est hébergé sur un serveur hébergé par Scalingo, basé en France et offrant des clauses de protection conformes au RGPD. Les données collectées sont conservées jusqu’à ce que l’Internaute en sollicite la suppression, étant entendu que vous pouvez demander la suppression de vos données et retirer votre consentement à tout moment. Vous disposez également d’un droit d’accès, de rectification ou de limitation du traitement relatif à vos données à caractère personnel, ainsi que d’un droit à la portabilité de vos données. Vous pouvez exercer ces droits auprès du délégué à la protection des données de LÉGAVOX qui exerce au siège social de LÉGAVOX et est joignable à l’adresse mail suivante : donneespersonnelles@legavox.fr. Le responsable de traitement est la société LÉGAVOX, sis 9 rue Léopold Sédar Senghor, joignable à l’adresse mail : responsabledetraitement@legavox.fr. Vous avez également le droit d’introduire une réclamation auprès d’une autorité de contrôle.

A propos de l'auteur
Blog de Maitre Loeiz Lemoine

Avocat d'expérience, ancien Secrétaire de la Conférence, titulaire d'un certificat de spécialisation en droit pénal depuis plus de 20 ans, je vous assiste dans tous les domaines du droit pénal, du droit commun au droit des affaires.

Victime ou personne poursuivie, j'interviens devant toutes les juridictions.

Retrouvez-nous sur les réseaux sociaux et sur nos applications mobiles