1. Introduction
L’avocat occupe une place singulière dans la société. La question de savoir si l’avocature relève d’un simple métier ou d’une véritable profession libérale interroge à la fois la nature de l’activité, son statut juridique et son organisation sociologique. La distinction n’est pas qu’une nuance sémantique : elle renvoie à des réalités historiques et sociologiques précises. Traditionnellement, on entend par métier toute activité permettant de gagner sa vie, tandis qu’une profession implique un statut spécifique avec des qualifications et une reconnaissance particulière. Qu’en est-il réellement de l’avocature ?
2. Genèse historique : De l’art du plaidoyer à la profession d’avocat
Les premières formes d’avocature apparaissent dès l’Antiquité, mais sans statut professionnel au sens moderne. À Rome, advocatus désigne un citoyen orateur aidant autrui devant la justice par devoir civique, sans en tirer de rémunération officielle.[1] Durant cette période, plaider est davantage un honneur ou un service qu’un métier établi. Ce n’est qu’à la fin de l’Empire romain que surgit la figure du juriste rémunéré pour ses conseils, les honoraires étant alors réglementés – prémices d’une reconnaissance de l’activité comme profession légale naissante. Avec le Moyen Âge, l’avocature s’organise progressivement. L’empereur Justinien crée au VIᵉ siècle une première corporation d’avocats, posant les bases d’un Ordre des avocats. En Europe occidentale, la profession se développe réellement aux XIIᵉ-XIIIᵉ siècles grâce aux universités de droit et à la centralisation monarchique. En France, un tournant majeur survient avec l’ordonnance de 1274 promulguée par Philippe III le Hardi : elle reconnaît les avocats comme corps constitué, impose un serment et des règles (défendre une cause juste, modérer les honoraires). Dès lors, ce métier acquiert le statut d’une vocation reconnue, dotée d’une éthique professionnelle. Les premiers barreaux (tableaux d’avocats) apparaissent au XIVᵉ siècle (Paris en 1327), assortis de règles déontologiques initiales. L’avocature médiévale, bien qu’encore réservée à une élite souvent cléricale, s’oriente donc vers une structuration corporative typique d’une profession.[2]
La Révolution française met brutalement fin aux corporations, y compris le barreau (décret d’Allarde de 1791). Durant les années 1790, le titre d’avocat est aboli et remplacé par des défenseurs officieux ouverts à tout citoyen. Toutefois, cette dérégulation ne dure pas. Conscient de la nécessité d’une défense de qualité, Napoléon rétablit la profession d’avocat en 1804, en la réservant aux juristes diplômés et en recréant des barreaux locaux. Au XIXᵉ siècle, l’avocature s’affirme comme profession libérale. En France, les avocats recouvrent leur influence (nombre d’hommes politiques de la IIIᵉ République étaient avocats de formation) et le titre devient accessible à de nouveaux groupes : par exemple, la première femme avocate prête serment en 1900 après un long combat juridique. Le XXᵉ siècle consolide ce statut professionnel avec l’instauration du certificat d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA, en 1941) et l’unification de la profession (fusion en 1990 des avocats et conseils juridiques en France)[3]. Ainsi, au fil du temps, l’avocature s’est transformée d’une activité empirique en une profession réglementée, pilier de l’appareil judiciaire moderne.
3. Un statut professionnel : cadre sociologique et caractéristiques
Du point de vue sociologique, les chercheurs distinguent les professions « libérales » et savantes (comme les médecins ou les avocats) des emplois ordinaires. L’accès à une profession se fait via une formation longue et une sélection rigoureuse, réservant son exercice aux membres dûment habilités, ce qui confère un prestige et un statut social distincts[4]. Classiquement, on oppose le métier manuel à la profession intellectuelle – ainsi, l’avocature exige des compétences juridiques poussées et un savoir formalisé, à la différence d’un métier artisanal. De plus, une profession s’adosse à un corps organisé et à une déontologie : l’avocat prête serment et est soumis à un code éthique, ce qui dépasse les obligations d’un métier ordinaire. Comme l’a formulé le sociologue Olivier Douard, « une profession est un métier socialement organisé et reconnu »[5]. L’avocature correspond bien à cette définition : elle s’appuie sur des institutions (barreaux, ordres professionnels) qui garantissent la compétence de ses membres et protègent le public. À ce titre, l’avocat incarne un rôle social avec des devoirs spécifiques (défense des droits, secret professionnel), marqueurs d’une authentique profession et non d’un simple emploi.
4. Réglementation, exemples internationaux et cas de la RDC
Aujourd’hui, la qualification d’avocat est partout soumise à des conditions strictes, reflet de son statut de profession réglementée. Au plan global, la plupart des systèmes juridiques reconnaissent l’avocature comme profession libérale : en Europe, les directives de l’Union et les codes de la Confédération des barreaux (CCBE) imposent un diplôme en droit, un stage réglementé et un code de déontologie contraignant. En France, l’avocat est un professionnel libéral et indépendant, mais encadré par la loi : des textes fondateurs (lois du 31 décembre 1971 et 1990) définissent son statut et imposent l’obtention du CAPA pour accéder à la profession. Chaque avocat doit s’inscrire à un Ordre (barreau) auprès du tribunal, lequel veille au respect des devoirs déontologiques et protège les droits de la défense. Au Canada (Québec), on distingue clairement métier et profession : les véritables professions, dont celle d’avocat, sont régies par des lois provinciales et un ordre professionnel garantissant la formation et un code de déontologie ; les activités ne relevant pas de ces exigences ne sont appelées que métiers ou emplois. Aux États-Unis, le métier d’avocat s’entend indissociablement comme une profession juridique : chaque État fédéré possède son propre barreau, et nul ne peut exercer comme avocat sans être admis à l’ordre des avocats de cet État (réussite du bar exam et serment requis). Cette organisation par juridiction illustre le monopole de compétence propre aux professions : l’exercice est réservé aux membres accrédités, exactement comme en France ou au Québec. En Angleterre, la legal profession se subdivise en barristers et solicitors, deux catégories d’avocats à la formation distincte, mais toutes deux soumises à des organismes professionnels (Bar Council, Law Society) et à une réglementation stricte.
En République Démocratique du Congo, l’avocature est expressément reconnue comme une profession libérale et indépendante, régie par l’Ordonnance-loi n°79-028 du 28 septembre 1979. Cette législation établit un cadre structuré pour l’exercice de la profession, en définissant les conditions d’accès, les obligations déontologiques, et l’organisation des barreaux. L’article 2 de cette ordonnance précise que « la profession d’avocat est une profession libérale et indépendante », confirmant ainsi son statut au-delà d’un simple métier. L’accès à la profession est conditionné par la nationalité congolaise (ou la réciprocité pour les étrangers), la possession d’un diplôme en droit, et l’accomplissement d’un stage professionnel supervisé par un avocat expérimenté. Ce stage, assorti d’un rapport annuel adressé au bâtonnier, témoigne d’une volonté de transmission et de professionnalisation, caractéristiques d’une profession structurée.
L’organisation de l’avocature congolaise repose sur des barreaux établis auprès des cours d’appel, chacun administré par un conseil de l’Ordre présidé par un bâtonnier. L’ensemble forme l’Ordre national des avocats, doté de la personnalité juridique et d’un conseil national. Cette structuration témoigne d’une volonté d’autonomie et de régulation par les pairs, éléments essentiels à la définition sociologique d’une profession.
Cependant, malgré ce cadre juridique, des défis subsistent. Ces réalités appellent à un renforcement des garanties institutionnelles et à une meilleure valorisation du rôle de l’avocat dans la consolidation de l’État de Droit. En somme, en RDC, l’avocature est bien une profession au sens juridique et sociologique, mais elle évolue dans un contexte où les conditions d’exercice nécessitent encore des réformes pour garantir pleinement son indépendance, son efficacité et son rayonnement.
5. Conclusion
De l’advocatus romain à l’avocat moderne en robe noire, la profession a traversé les âges, portée par des figures comme Cicéron, des réformes royales et des bouleversements révolutionnaires. L’histoire a vu les avocats passer du statut d’orateurs occasionnels à celui de juristes hautement qualifiés intégrés à un corps professionnel reconnu. Créée pour répondre à un besoin de justice et d’équité, elle s’est imposée comme un pilier des sociétés démocratiques. Aujourd’hui, les avocats continuent d’incarner cette ambition : être les gardiens du droit et les défenseurs de ceux qui en ont besoin. Au regard de ces éléments, l’avocature s’impose incontestablement comme une profession au sens plein du terme, plutôt qu’un simple métier. Sociologiquement, l’avocat répond aux critères des professions établies : expertise spécialisée, responsabilité éthique et identité collective. Juridiquement, son activité est encadrée par des règles spécifiques et des institutions dédiées, tant au niveau national qu’international. Si le langage courant peut parfois confondre voire assimiler « métier » et « profession », l’analyse montre que l’avocat exerce bien plus qu’un gagne-pain : c’est une occupation consacrée par la loi et la tradition, investie d’une mission de service public et dotée d’un prestige social durable – en somme, une véritable profession au service de la justice. À l’inverse, un métier peut combiner savoir-faire technique et encadrement réglementaire mais sans nécessairement ces quatre dimensions. L’avocat, par son rôle de conseil, de représentation en justice et de garant des droits fondamentaux, dépasse largement la notion de simple praticien.
Me Joseph YAV KATSHUNG
[1] Gabriel BRODARD, L’Apparition de la Profession d’Avocat : Une Histoire de Droit et de Justice, Publié sur Legavox le 28/03/2025 , https://www.legavox.fr/blog/gabriel-brodard/apparition-profession-avocat-histoire-droit-37120.htm
[2] Idem
[3] Manaicha, L’histoire de la profession d’avocat, le Guide légal, 7 février 2020, https://www.guide-legal.fr/lhistoire-de-la-profession-davocat/
[4] Florence Osy, Sociologie des professions et des métiers, in Sociologie du monde du travail, Sous la direction de Norbert Alter, Presses Universitaires de France, Paris, 2012 , Pages 63 à 82
[5] « Dire son métier, Les écrits des animateurs, sous la direction de Olivier Douard Collection «Débats jeunesses» », Agora débats/jeunesses, vol. 33, no 1, 2003