Les faits : Il y a quelques jours, le Ministre de la Justice, lors d’une émission sur la chaine Bosolo Na Politik, et dont la vidéo est devenue virale, a fait une mise en garde au sujet de la guerre à l’Est de la RDC en ces termes : « Tu es avocat, tu as tes analyses, tu es intelligent, garde ton intelligence dans ta maison … en Russie tu fais ça on t’abat, en Ukraine on t’abat et ça sera ainsi en RDC… ». On ne peut plus rien dire ? Cela inquiète et fonde cette brève en ayant à l’esprit cette pensée de Voltaire: « Je déteste vos idées, mais je suis prêt à mourir pour votre droit de les exprimer ».
En Droit : En 1763, Voltaire publiait son Traité sur la tolérance. Depuis ce vibrant appel à la liberté de pensée, plus de trois siècles se sont écoulés sans que celle-ci ne cesse d’être au cœur des débats. Aujourd’hui plus encore qu’hier, l’actualité brûlante vient interroger, et parfois remettre en cause, son caractère absolu, son inconditionnalité, pourtant garantis par le droit.
Acquis majeur des sociétés démocratiques, la liberté d’expression se prête à des usages complexes et parfois paradoxaux. Qu’en penser dans un État de Droit - même chancelant – au regard des propos du Ministre de la Justice ? L’avocat est-il devenu la cible intimidable ou demeure-t-il, encore, ce défenseur attitré des opprimés et la sentinelle des droits ?
Rappelons simplement que les libertés d’opinion et d’expression sont indissociables. La première est en effet la liberté de choisir sa vérité dans le secret de la pensée, alors que la deuxième est la liberté de révéler sa pensée à autrui. La liberté d’expression existe lorsque les citoyens peuvent exprimer leur opinion - y compris les points de vue critiques à l’égard du gouvernement et sur tout sujet - sans craindre de conséquences négatives, telles que l’emprisonnement ou les menaces de violences.
En RDC, la liberté d’expression et d’opinion est un droit fondamental, garanti par l’article 23 de la Constitution, par l’Article 9 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, qui fait écho de l’esprit de l’Article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, et de l’article 19 du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques dument ratifiés par la RDC. Ainsi, tout citoyen peut donc parler, écrire, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
Cette liberté connaît des limites dans une société démocratique et qui doivent être respectées grâce à des actions juridiques proportionnées pour éviter, en retour, une remise en cause des libertés. Tout est question, évidemment, d’équilibre subtil entre la liberté et la licence ou la liberté et l’abus de la liberté. Ainsi, ce droit peut être soumis à des limitations, à condition qu’elles s’appuient sur une base juridique.
Il n’appartient donc pas au Ministre de se substituer à la loi ni aux juridictions, même en se réfugiant derrière le pouvoir d’injonction, qui a déjà été bien explicité par le Conseil d’État dans son AVIS-RITE 015 et qui ne doit plus être un fourre-tout !
Même en tant de guerre, ces restrictions doivent être bien définies et appliquées pour éviter l’arbitraire. Et là-dessus la constitution dispose à son article 61 qu’en aucun cas, et même lorsque l’état de siège ou l’état d’urgence aura été proclamé, il ne peut être dérogé aux droits et principes fondamentaux énumérés ci-après : le droit à la vie ; le principe de la légalité des infractions et des peines ; les droits de la défense et le droit de recours ; la liberté de pensée, de conscience et de religion etc… Bien que l’équilibre entre la protection de la sécurité nationale et le respect des libertés fondamentales soit délicat, la réflexion critique et l’engagement des avocats dans toutes les affaires juridiques, y compris celles touchant à la sécurité, sont non seulement nécessaires mais aussi bénéfiques pour l’ensemble de la société.
Dans un État de Droit, il est essentiel de mettre en place des garde-fous efficaces pour éviter les risques d’arbitraire et garantir que les mesures prises soient justifiées, proportionnelles et nécessaires. Mais qu’en serait-il de cette parole si son usage était entravé par des censures, limitations ou peurs ? Qu’en serait-il de l’avocat sans une vraie liberté d’expression et d’opinion ? Soyons donc tolérants et plaidons pour la retenue. Au finish, retenons qu’une grande liberté implique une grande responsabilité et la prudence nécessaire pour ne pas en abuser.
Me Joseph YAV KATSHUNG