1. Liminaires
Le 10 juillet 2025, la Section du contentieux du Conseil d’État de la RDC a rendu une ordonnance marquante dans l’affaire opposant Madame Joyce Tunda Kazadi à la République, prise en la personne du Ministre de la Justice et du Vice-Premier Ministre chargé de l’Intérieur, sous ROR 1308. Par cette décision, le juge des référés a suspendu l’exécution de l’arrêté ministériel n° 25/CAB/VPM/MININTERSEDECAC/SLBJ/011/2025 du 27 février 2025, qui avait désigné un nouveau maire intérimaire pour la ville de Lubumbashi. Cette note juridique se propose de rendre compte de la portée juridique de cette ordonnance, de replacer la motivation du Conseil d’État dans son contexte légal et de mesurer l’impact de ces mécanismes de suspension sur la stabilité politique locale.
2. Le cadre légal de la suspension de l’arrêté ministériel portant intérim du maire
Le législateur congolais a instauré la procédure de référé administratif devant le Conseil d’État permettant de demander au juge des référés, qui est un magistrat jugeant seul, d’ordonner des mesures provisoires tendant à préserver en urgence les droits du justiciable lésé par un acte administratif. La loi organique n°16/027 du 15 octobre 2016 portant organisation, compétence et fonctionnement des juridictions de l’ordre administratif prévoit différents types de référés. S’agissant des référés généraux prévus aux articles 282 à 299, ils sont dits d’urgence et comprennent le référé-liberté, le référé-conservatoire et le référé suspension qui nous intéresse ici, qui est celui qui permet de demander au juge de référé et d’obtenir de lui, la suspension d’une décision administrative. Elle cesse de produire ses effets dès que le juge s’est prononcé sur la demande d’annulation.
Le recours au référé suspension suppose que son auteur s’est assuré de la compétence du juge pour en connaître du respect des conditions de recevabilité et de la satisfaction des conditions de fond posées par ladite Loi. Conformément aux articles 278 à 281 de la susdite Loi, la juridiction compétente pour connaître d’une demande de suspension est la juridiction administrative, siégeant à juge unique et ce, en chambre du conseil, statue comme juge des référés. Il rend des mesures provisoires. Il ne statue pas sur la demande principale (requête en annulation ou en reformulation). Il se prononce par voie d’ordonnance dans les 8 jours de la saisine, ne pas confondre la saisine administrative de la Juridiction par le dépôt de la requête au Greffe de la section du Contentieux du Conseil d’Etat à la saisine proprement dite du juge de référé, tel que prévue par l’article 278 alinéa 2.
Le référé suspension n’est recevable qu’à condition qu’il accompagne un recours au principal soit une requête en annulation ou une requête en reformulation. Toutefois, l’exigence de l’urgence justifie le caractère particulier qui concerne l’introduction cette requête. Au regard de l’alinéa 2 de l’article 287, un référé suspension n’est recevable qu’à la condition d’être l’accessoire d’une requête en annulation ou en reformation d’une décision administrative.
De ce fait, il en ressort deux conséquences : Le référé suspension ne peut être dirigé contre autre chose qu’une décision administrative, d’une part ; Une requête au principal (requête en annulation ou en reformation), recevable, doit avoir été enregistrée par la juridiction administrative compétente, d’autre part. L’article 282 de la Loi prévoit deux conditions de fond, à savoir le doute sérieux quant à la légalité de la décision administrative et l’urgence à suspendre ladite décision administrative mise en cause. Pour que le juge de référé arrive à ordonner la suspension de la décision administrative attaquée pour une durée qui ne peut excéder la date de la décision quant au fond du litige soulevé par la requête principale en annulation ou en réformation, il faut qu’il y ait un doute sérieux de la légalité. Ce doute doit découler des moyens développés devant le juge des référés et il n’appartient pas au juge de se reporter à la requête principale.
La suspension de l’exécution d’un acte administratif ou des mesures provisoires ne peut être ordonnée « que si des moyens sérieux susceptibles de justifier l’annulation de l’acte ou du règlement attaqué sont invoqués ». La demande de suspension doit contenir un exposé des faits et des moyens de nature à justifier l’annulation de l’acte ou du règlement attaqué. C’est au demandeur de convaincre le juge de l’urgence à suspendre les effets de la décision administrative déférée. Il est sans doute tentant de souscrire à cette idée que « l’urgence ne se définit pas, elle se constate et elle s’affirme ». Le juge du référé suspension apprécie concrètement l’urgence. La condition d’urgence à laquelle est subordonnée le prononcé d’une mesure de suspension doit être regardée comme remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre. L’atteinte à la situation du requérant est l’hypothèse la plus évidente. Le requérant dont la décision administrative préjudicie à la situation doit être en mesure d’en demander la suspension. Le préjudice allégué peut être matériel, moral.
3. Effets de l’ordonnance en référé suspension sur l’acte administratif attaqué et application dans le cas sous examen : Analyse de l’ordonnance du 10 juillet 2025
Au regard des articles 292 et 294 de la Loi organique n°16/027 du 15 octobre 2016, l’ordonnance rendue en référé suspension n’est pas prononcée en audience publique. L’ordonnance est notifiée sans délai et par tous moyens aux parties. Elle prend effet à compter de la notification faite à la partie qui doit s’y conformer. Par dérogation, le juge des référés peut décider de rendre exécutoire l’ordonnance aussitôt rendue. L’Ordonnance de référé suspension ordonne une mesure provisoire qui est revêtue de l’autorité de la chose jugée erga omnes.
L’ordonnance remet provisoirement la situation juridique dans l’état qui était le sien avant que n’intervienne l’acte dont l’exécution est suspendue mais sans pour autant obliger son auteur à la réfection de l’acte, ni à la suppression de ses effets intervenus entre son édiction et l’ordonnance de suspension (l’acte suspendu subsiste dans l’ordre juridique, mais il ne peut plus être exécuté). Dès lors, en présence d’une ordonnance de suspension, l’autorité administrative qui a pris l’acte attaqué peut choisir ou bien de reprendre un nouvel acte en tenant compte des motifs qui ont justifié la suspension, ou bien d’attendre l’issue de la procédure en annulation.
Dans l’affaire a quo, au cœur du raisonnement du juge des référés se trouvent les articles 126 de la loi n° 08/016 du 7 octobre 2008, 3 du décret-loi n° 0082 du 2 juillet 1998 et 282 de la loi organique n° 16/027 du 15 octobre 2016. L’article 126 de la loi de 2008 renvoie à la gestion transitoire des entités territoriales décentralisées par référence aux dispositions du décret-loi de 1998, lequel précise que seules les nominations présidentielles, fondées sur une proposition du Vice Premier Ministre et Ministre de l’Intérieur, sont valides pour les maires. Or, l’arrêté contesté émanait directement du Vice-Premier Ministre, sans proposition présidentielle préalable. En outre, l’article 282 de la loi organique sur les juridictions administratives consacre la suspension provisoire des décisions quand il y a doute sérieux quant à leur légalité et urgence est démontrée. Le juge des référés a estimé que la requérante subissait un préjudice manifeste : perte de ses prérogatives et atteinte à sa dignité de maire intérimaire, conditions suffisantes pour caractériser l’urgence.
Ainsi, la motivation du Conseil d’État se concentre sur deux points étroitement liés. D’abord, l’existence d’un doute sérieux : la question de la compétence pour la nomination des autorités locales n’était pas un simple détail formel, mais un enjeu constitutionnel lié à l’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif central et les collectivités territoriales. Ensuite, l’urgence a été reconnue du fait de l’impact immédiat de l’arrêté attaqué sur la gouvernance de Lubumbashi. En suspendant l’arrêté, le Conseil d’État a démontré, en principe, l’efficacité de la procédure de référé-suspension pour prévenir un désordre administratif et politique susceptible de s’aggraver si l’acte contesté était appliqué avant que le fond ne soit tranché.
4. Conséquences institutionnelles de la suspension du maire intérimaire de Lubumbashi
La suspension de l’arrêté ministériel désignant le maire intérimaire de Lubumbashi, ordonnée par le Conseil d’État, suscite des commentaires qui vont dans tous les sens tel dans un match de football. Mais sans parti pris – tout en espérant que le Conseil d’État l’a aussi été - en confirmant qu’aucune nomination du maire – avant l’organisation des élections - ne saurait échapper au cadre strict prévu par le décret-loi de 1998 et la loi de 2008, le juge des référés a affirmé la primauté du droit sur l’arbitraire administratif et démontré la force du référé-suspension comme rempart contre les décisions unilatérales.
Pourtant, il convient de rester prudent quant à l’impact réel de cette ordonnance. L’histoire récente de la RDC regorge d’exemples où – même - la Cour constitutionnelle a réhabilité des gouverneurs ou des chefs d’institutions, avant que ceux-ci ne parviennent jamais à prendre effectivement leurs fonctions. La reconnaissance formelle par le plus haut tribunal ne suffit pas toujours à assurer l’application concrète des décisions judiciaires dans un contexte où le pouvoir exécutif peut se montrer réticent ou trouver subterfuges et lenteurs administratives pour s’en affranchir.
De surcroît, le Conseil d’État lui-même n’est pas à l’abri de critiques. Ces dernières années, plusieurs de ses arrêts ont été annulés pour défaut de compétence ou pour contrariété aux dispositions constitutionnelles par la Cour Constitutionnelle. Cette dialectique entre juridictions met en lumière une tension inévitable : qui veillera sur ceux qui sont chargés de veiller ? Dans un système où chaque institution peut se voir dépossédée de sa décision par une autre, la cohérence et la stabilité de l’édifice juridique deviennent in fine tributaires de la bonne volonté de l’exécutif et de la discipline coopérative des juges.
Cette asymétrie des contrôles appelle à une réflexion plus globale sur la gouvernance judiciaire et administrative en RDC. Il ne s’agit pas seulement de forger des arrêts exemplaires, mais aussi de garantir leur exécution. Les mécanismes de publication officielle, les calendriers de mise en œuvre, ainsi qu’un dialogue régulier entre le ministère de l’Intérieur, la Commission électorale nationale indépendante et les tribunaux doivent être systématisés. C’est en associant directement ces acteurs à une feuille de route transparente que l’on évitera le risque de voir de hautes décisions finir dans un tiroir. Plus largement, cette situation souligne la nécessité d’un vrai chantier de clarification constitutionnelle et législative. Définir avec précision les compétences respectives de la Cour constitutionnelle, du Conseil d’État et de la magistrature ordinaire permettra de réduire les conflits de compétences. Par ailleurs, instituer un organe de suivi indépendant, chargé d’assurer la publication et la mise en œuvre des décisions juridictionnelles, pourrait répondre à la question « qui gardera les gardiens ? ».
5. Faut-il conclure ?
La suspension de l’arrêté ministériel désignant le maire intérimaire de Lubumbashi constitue un jalon important pour la consolidation de la règle de droit en RDC. En conjuguant le respect de la légalité formelle et la préservation de l’ordre public, le Conseil d’État a montré que le référé-suspension est un instrument précieux pour prévenir les conflits politiques locaux.
En définitive, l’ordonnance du 10 juillet 2025 illustre à la fois le potentiel et les limites du référé-suspension pour rétablir l’ordre et la légalité dans la gouvernance municipale de Lubumbashi. En rappelant que la décentralisation ne peut se fonder que sur le respect des procédures légales, le Conseil d’État a réaffirmé l’impératif d’un contrôle rapide des nominations administratives. Néanmoins, tant que l’exécutif pourra retarder l’exécution des décisions judiciaires et qu’un dialogue institutionnel clair ne sera pas établi entre ministères, juridictions et organes électoraux, le risque de blocages persistera. On ne peut non plus s’empêcher de signaler qu’il y a crainte que cette procédure judiciaire devienne l’astuce pour faire obstacle à l’exécution des actes administratifs et de gêner la gouvernance de la chose publique, si les juges des référés ne s’en tiennent pas au strict respect de la Loi organique n°16/027 du 15 octobre 2016 pour réagir favorablement à des requêtes en suspension.
Au-delà de la publication systématique des ordonnances et de la création d’un organe de suivi indépendant, c’est l’organisation effective d’élections locales qui doit constituer la priorité. Plutôt que de se cantonner à des nominations ad-hoc, souvent opaques et dépourvues de critères objectifs, la convocation rapide des électeurs garantira la légitimité démocratique des autorités municipales. En conjuguant fermeté dans la défense du droit et engagement à instaurer des scrutins transparents, la RDC offrira à Lubumbashi - et à l’ensemble de ses entités territoriales - la stabilité politique durable et la confiance citoyenne essentielles à tout développement harmonieux. Faisons qu’il en soit ainsi !
Prof. Joseph YAV KATSHUNG