La difficile conciliation de la liberté d’expression des fonctionnaires et de leur devoir de réserve

Publié le Modifié le 04/11/2012 Vu 24 653 fois 0
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Les récentes affaires « wikileaks13 » ou « Zoé Shépard », nous offrent l’occasion de nous interroger sur l’articulation du devoir de réserve et la liberté d’expression des fonctionnaires.

Les récentes affaires « wikileaks13 » ou « Zoé Shépard », nous offrent l’occasion de nous interroger

La difficile conciliation de la liberté d’expression des fonctionnaires et de leur devoir de réserve

Pour mémoire, dans l’affaire « wikileaks13 », un fonctionnaire du Conseil général des Bouches-du-Rhône a été suspendu de ses fonctions après la création du blog « Wikileaks13 », dans lequel il dénonçait notamment les dérives concernant les marchés publics de Marseille.

De son côté, Zoé Shépard, haut-fonctionnaire territorial et auteur du pamphlet « Absolument dé-bor-dée ! Ou le paradoxe du fonctionnaire » dans lequel elle pointait les dysfonctionnements d’une mairie, a fait l’objet d’une exclusion temporaire pour manquement à l'obligation de réserve et comportement fautif à l'égard de sa hiérarchie.

La question centrale à ces deux affaires est de savoir si le devoir de réserve des fonctionnaires constitue ou non une limite particulière à la liberté d’expression pourtant reconnue à tout citoyen ?

1°) La liberté d’expression garantie par les textes.

La liberté d’expression est un des piliers de la démocratie.

A ce titre, l’ensemble des conventions internationales de protection des droits de l’homme la pose comme une liberté fondamentale.

En France, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 proclame que : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi » (art.10) et que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi » (article 11).

Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et celui de la Constitution du 4 octobre 1958 réaffirment « solennellement les droits et libertés (…) consacrés par la Déclaration des droits de 1789 ».

La liberté d’expression est également garantie par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des liberté fondamentales du 4 novembre 1950 : « Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées… » (article 10)

Enfin l’article 6 du statut général des fonctionnaires, issu de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dispose que « la liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires ».

Par ailleurs, la jurisprudence administrative en a consacré le principe (CE, 13 mars 1953) avec certaines limites, et la jurisprudence constitutionnelle a érigé les libertés d’opinion et d’expression au rang de principes généraux du droit de valeur constitutionnelle (Cons. const, 15 juillet 1976)

Il résulte de l’ensemble de ces textes et jurisprudences que le fonctionnaire peut exprimer son opinion sans que cela puisse constituer un faute de nature à entraîner une sanction disciplinaire à son égard.

Toutefois, l’article 10 § 2 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDH) autorise les Etats à pratiquer des « restrictions nécessaires » à cette liberté.

Ainsi, la jurisprudence européenne considère que les restrictions à la liberté d’expression peuvent être justifiées par des nécessités de service si celles-ci sont établies de manière convaincante (CEDH, 18 mai 2004).

Souvent invoqué à l’appui d’une sanction disciplinaire, le « devoir de réserve » constitue t-il cette restriction nécessaire à la liberté d’expression entendu comme le prolongement naturel de la liberté d’opinion ou le droit d’exprimer librement sa pensée ?

2°) Limite à la liberté d’expression : le droit de réserve des fonctionnaires.

La notion de « droit de réserve » ou « obligation de réserve » n’existe pas dans les textes législatifs et réglementaires régissant la fonction publique.

La loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ne mentionne nulle part un quelconque « droit de réserve » ou « obligation de réserve ».

Selon Monsieur Anicet Le Pors, ancien ministre de la Fonction Publique et auteur de cette loi, c’est volontairement que le devoir de réserve n’a pas été intégré aux obligations des fonctionnaires.

Un amendement tendant à l'inscription de l'obligation de réserve dans la loi avait été rejeté par l’Assemblée nationale le 3 mai 1983.

Le « devoir de réserve » est donc une construction prétorienne de la part du juge administratif.

Il est censé destinée à garantir la neutralité du service public et l’impartialité de traitement des usagers par les agents publics.

Il pourrait être défini comme un devoir qui contraint les agents publics à observer une certaine retenue notamment dans l’expression de leurs opinions politiques sous peine de s’exposer à une sanction disciplinaire.

Notons que cette obligation de réserve leur incombe dans l’exercice de leurs fonctions, et en dehors du service.

Il convient pour les agents publics de ne jamais oublier que, lorsqu’ils sont en service, ils restent des citoyens ; mais inversement en dehors du service, ils restent des fonctionnaires.

Il appartient donc à l’autorité hiérarchique dont dépend l’agent d’apprécier si un manquement à l’obligation de réserve a été commis.

Dès lors, il est tentant pour l’administration d’instrumentaliser le devoir de réserve afin de restreindre ce qui pourrait la gêner.

Aussi, cette obligation de réserve davantage censé protéger l’administration de la libre expression de ces agents, doit être regardée non comme un droit, mais comme un devoir.

Cependant, ce « devoir de réserve » semble très largement dépasser les limites que la loi pose à la liberté d’expression (interdiction d’injure publique, de diffamation publique, de provocation à la haine, etc …) interdisant une quelconque critique contre l’administration ou le comportement d’un supérieur hiérarchique.

Toutefois, le respect de cette obligation de réserve s’apprécie au regard de la nature des fonctions occupées et du rang hiérarchique.

En effet, l’obligation de réserve sera plus stricte pour certaines catégories de personnel (fonctionnaires mêlés à l’action gouvernementale, militaires, policiers, magistrats, etc …), alors que pour un représentant syndical, cette obligation sera allégée, ce dernier disposant ès qualités « d’une liberté d’expression renforcée dans le cadre de la défense des intérêts professionnels des personnels » (TA Melun, 15 juillet 2009).

Quant aux enseignants-chercheurs, ils bénéficieraient d’un régime privilégié qui les exonèrerait de l’obligation de réserve (article 952-2 du code de l’éducation), ce que confirme le Conseil Constitutionnel dans une décision n° 93-322 du 28 juillet 1993.

Enfin, en période électorale, le fonctionnaire prendra un certain nombre de précautions dans l’expression de ses idées ou revendications politique.

On l’aura compris, toute la difficulté est de concilier devoir de réserve et nécessaires restrictions à la liberté d’expression.

Force est de constater qu’en confiant le contrôle de cet équilibre au juge administratif, le législateur de 1983 a laissé une large place à l’incertitude voir à l’insécurité juridique.

Je suis à votre disposition pour toute information ou action.

NB : le présent article a été rédigé avec la participation exceptionnelle de Monsieur Frédéric Sintes, juriste en poste dans la fonction publique.

PS : Pour une recherche facile et rapide des articles rédigés sur ces thèmes, vous pouvez taper vos "mots clés" dans la barre de recherche du blog en haut à droite, au dessus de la photographie.

Anthony Bem
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