L'abandon du principe de réparation intégrale du préjudice devant la juridiction pénale

Publié le Modifié le 04/06/2014 Vu 17 014 fois 0
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L'arrêt du 19 mars 2014 rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation affirme que "l'existence de fautes commises par la Société Générale (victime), ayant concouru au développement de la fraude (infraction) et à ses conséquences financières (dommage)" permet de réduire le montant des réparations dues à la victime par l'auteur d'une infraction intentionnelle contre les biens (Cour de cassation, chambre criminelle, 19 mars 2014, N°12-87.416). Cette solution est rendue dans le cadre de la désormais célèbre affaire relative au trader Jérôme Kerviel.

L'arrêt du 19 mars 2014 rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation affirme que "l'existence de f

L'abandon du principe de réparation intégrale du préjudice devant la juridiction pénale

Cet article aborde les limites du droit à réparation intégrale du préjudice devant le juge pénal. Il fait suite à l'article exposant les principes du droit à réparation devant le juge pénal. 

    L'arrêt du 19 mars 2014 rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation affirme que "l'existence de fautes commises par la Société Générale (victime), ayant concouru au développement de la fraude (infraction) et à ses conséquences financières (dommage)" permet de réduire le montant des réparations dues à la victime par l'auteur d'une infraction intentionnelle contre les biens (Cour de cassation, chambre criminelle, 19 mars 2014, N°12-87.416). Cette solution est rendue dans le cadre de la désormais célèbre affaire relative au trader Jérôme Kerviel. 

Faits et condamnations 
    Le trader a été déclaré coupable par les juges du fond des infractions d'abus de confiance, d'introduction frauduleuse de données dans un système de traitement automatisé et pour faux et usage. Il a été condamné à une peine de cinq ans d'emprisonnement, dont deux ans avec sursis, et à des dommages et intérêts s'élevant au montant de 4,9 milliards d'euros. Ce montant correspond aux pertes nettes estimées pour la banque. 
Ainsi, la Cour d'appel applique le principe de réparation intégrale du préjudice puisque l'indemnisation couvre tout le dommage, mais seulement le dommage. Or, la Cour d'appel constate que la banque victime de ce préjudice a été négligente. Elle affirme qu'il existait un "défaut de contrôle hiérarchique" de la part de la banque qui a concouru à la réalisation du dommage. Cependant, cette négligence n'est pas prise en compte par la Cour d'appel pour réduire le montant de l'indemnisation due par l'auteur de l'infraction. C'est ce que condamne la Chambre criminelle dans cet arrêt; affirmant que toute négligence fautive ayant concouru à la réalisation du dommage de la part de la victime doit être prise en compte dans l'appréciation de l'indemnisation. Ainsi, la Chambre criminelle affirme une restriction au principe de réparation intégrale en cas de faute commise par la victime.

    Cet arrêt proclame donc l'abandon du principe de réparation intégrale du préjudice causé aux biens de la victime. 


    Tout d'abord, l'article 1382 du Code civil pose le principe d'obligation à la réparation du dommage ("Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer"). Cependant, cet article fondateur ne règle pas l'étendue de la réparation. Cette question a été abandonnée de longue date à l'appréciation souveraine des juges du fond, qui ont choisi de consacrer le principe de réparation intégrale du préjudice.
Pour exemple, la chambre criminelle de la Cour de cassation a affirmé dans un arrêt du 8 mars 2005 qu'il appartenait aux juridictions du fond de réparer, dans les limites des conclusions des parties, le préjudice dont elles reconnaissent le principe, et dont elles doivent rechercher l'étendue dans l'exercice de leur pouvoir souverain d'appréciation (Cour de cassation, chambre criminelle, 8 mars 2005, N°04-83410).


    Le principe de réparation intégrale peut être défini comme le "principe de la responsabilité civile, dit indemnitaire, en vertu duquel le dédommagement dû par le responsable doit couvrir tout le dommage et uniquement le dommage, sans qu’il en résulte ni appauvrissement, ni enrichissement de la victime. C’est pourquoi l’indemnité est calculée sur la valeur au jour du jugement, permettant ainsi de tenir compte de la variation intrinsèque du dommage, de la hausse du coût de la vie ou de la dépréciation de la monnaie survenues depuis le jour du dommage" (in Lexique des termes juridiques 2011, 18e édition, Dalloz, 2010).  

    Le droit français appréhende ce principe comme un principe de stricte équivalence entre la réparation et le dommage, c'est-à-dire que l'indemnisation allouée doit couvrir l'intégralité du dommage, mais seulement le dommage - d'où l'interdiction d'allouer des dommages et intérêts punitifs en droit français.

    Comme l'affirme un arrêt de la deuxième chambre civile en date du 28 octobre 1954, "le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de remplacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit" (Cassation, 2ème civile, 28 octobre 1954, J.C.P. 1955, II, 8765). 

    Ce principe de réparation intégrale existe en matière de responsabilité délictuelle (fondé sur l'article 1382 du Code civil), mais également en matière de responsabilité contractuelle (fondé sur l'article 1147 du Code civil). En matière contractuelle cependant, le principe est supplétif de volonté car les parties peuvent limiter par stipulation contractuelle l'étendue de la réparation. Une réparation forfaitaire est appliquée dans certains domaines spéciaux, par exemple en matière de responsabilité des transporteurs.


    Une fois que le juge constate une faute constitutive d'une infraction pénale, il peut statuer sur la demande en réparation de la victime. La victime peut se voir réparer un préjudice tant matériel que moral. 

    Lorsque le juge statue sur cette demande d'indemnisation, il applique le principe général de la réparation intégrale (Cour de cassation, criminelle, 5 janvier 1963, N°62-90.729). Mais la question s'est posée de savoir si l'auteur de l'infraction pouvait être partiellement exonéré de sa responsabilité civile en cas de faute commise par la victime (qui aurait ainsi participé à la réalisation du dommage). Les juridictions civiles ont admis depuis longtemps que la faute de la victime est une cause d'exonération totale ou partielle de responsabilité de l'auteur du dommage. La chambre criminelle à l'inverse s'est montrée très hostile à cette idée d'exonération en cas de faute de la victime. 

    Un arrêt de la chambre mixte en date du 28 janvier 1972 est venu unifier les solutions des juridictions civiles et pénales en matière d'atteintes à la personne; affirmant que "dès lors que plusieurs fautes ont concouru à la production d'un dommage résultant d'une infraction, la responsabilité de leurs auteurs se trouve engagée dans une mesure dont l'appréciation appartient souverainement aux juges du fond". En l'espèce, il s'était produit un accident automobile causant la mort de deux passagers. La Cour d'appel avait constaté que les deux passagers ne pouvaient ignorer l'état d'alcoolémie avancée du conducteur, puisqu'étant amis, ils avaient passés la soirée ensemble. La Cour d'appel se fonde sur ce motif pour déclarer en partie responsables les deux défunts passagers et exonérer la responsabilité du conducteur à hauteur d'un quart du préjudice subi (Cour de cassation, chambre mixte, 28 janvier 1972, N°70-90.072).

Ainsi, la chambre mixte a décidé que l'exonération partielle ou totale de responsabilité en raison de la faute de la victime trouve à s'appliquer devant le juge pénal, statuant sur la demande d'indemnisation relative à une atteinte aux personnes.

    Cependant, en matière d'infractions intentionnelles produisant un dommage aux biens de la victime, la chambre criminelle restait rétive à toute prise en compte de la faute de la victime. En cas de vol, par exemple, cette solution est particulièrement bienvenue. En effet, on ne doit pas permettre à l'auteur d'une infraction d'invoquer la faute de la victime pour conserver une partie des biens dérobés. Il convient de noter que cette règle ne s'applique que dans le cas où la faute de la victime n'est pas intentionnelle (Cour de cassation, chambre criminelle, 18 février 1998, N°97-82.750). 
Par un arrêt du 14 juin 2006, la chambre criminelle rappelle sa solution en ces termes "aucune disposition de la loi ne permet de réduire, en raison de la négligence qu'elle aurait commise, le montant des réparations civiles dues à la victime par l'auteur d'une infraction intentionnelle contre les biens". Ainsi, le manque de surveillance des dirigeants d'une société par le conseil d'administration, donnant lieu à des détournements, n'est pas une cause d'exonération de la responsabilité mise en oeuvre (chambre criminelle, 14 juin 2006, n° 09-87.463).

    L'arrêt rendu par la chambre criminelle en date du 19 mars 2014 revient sur ce principe et abandonne la distinction entre atteinte aux personnes et atteintes aux biens pour déterminer l'étendue de la réparation. En effet, la réparation intégrale d'un préjudice causé aux biens est désormais assorti d'une exonération potentielle de responsabilité de l'auteur lorsque la victime a commis une faute participant à la réalisation du dommage. 

    En l'espèce, il est reproché à la banque (victime) d'avoir laissé perdurer "pendant plus d'un an un défaut de contrôle hiérarchique" sur le trader - employé de la banque. La Cour d'appel a appliqué strictement le principe de réparation intégrale en ne prenant pas en compte une quelconque négligence fautive de la banque. La solution est cassée et annulée par la chambre criminelle de la Cour de cassation qui rappelle l'attendu de principe de l'arrêt de chambre mixte de 1972. Elle ajoute ensuite que la Cour d'appel a violé les articles 1382 du Code civil et 2 du Code de procédure pénale en prononçant une réparation intégrale du préjudice financier alors qu'elle avait retenue l'existence de fautes commises par la Société Générale - faute ayant concouru au développement de l'infraction (fraude) et à la production du dommage (les conséquences financières).

    Ce revirement de jurisprudence a donc le mérite d'unifier les solutions existantes devant les juridictions civiles et pénales en matière d'indemnisation du préjudice financier. Cependant, la solution de la chambre criminelle semble être conditionnée par "l'absence d'un quelconque profit retiré par le prévenu des infractions commises". 

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Joan DRAY
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